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n’existe rien au théâtre qu’on puisse comparer au second acte de Guillaume Tell sous le double rapport de la vérité dramatique et de la beauté musicale. C’est une chose étonnante que ce chœur où les enfans de la Suisse jurent de vivre libres et d’exterminer les traîtres qui se trouveraient parmi eux, et quant au trio pour trois voix d’hommes que tout le monde connaît, je ne crois pas qu’il y ait un morceau de musique dramatique où l’expression pathétique ait été poussée plus loin sans jamais oublier la beauté de langage qu’il convient à l’art de parler toujours. Le trio de Guillaume Tell peut être mis à côté du trio des masques de Don Juan. Je ne poursuivrai pas cette aride nomenclature des beautés de Guillaume Tell, que tout le monde sait par cœur. Un jour peut-être essaierai-je un travail plus complet sur le créateur de tant de chefs-d’œuvre. Prenez seulement la partition de Guillaume Tell réduite aux simples proportions d’un accompagnement de piano, c’est-à-dire dépouillée du coloris de l’instrumentation, du prestige de la mise en scène et de tous les accessoires puissans d’une bonne exécution. Vous serez encore plus émerveillé de voir de près ces mélodies limpides, larges, simples et vigoureuses, qui vivent de leur propre vie, accessibles à toutes les voix, intelligibles à tout le monde, ces duos, ces chœurs, ces morceaux d’ensemble d’une construction si nette, d’une harmonie si neuve, si pittoresque et si naturelle, et ces modulations admirables qui naissent instantanément du développement de l’idée dont elles ravivent les contours, et qui ne sont pas un froid artifice de l’impuissance qui change de ton, parce qu’elle ne peut changer de thème. Lorsqu’une grande composition dramatique peut subir impunément cette contre-épreuve de l’art pur, et qu’après avoir ému la foule assemblée dans un théâtre elle renferme assez de vitalité intérieure pour charmer le connaisseur isolé et répandre partout le sentiment qui la pénètre, c’est la marque indélébile d’un vrai chef-d’œuvre. Joseph de Méhul, la Dame blanche, le Pré aux Clercs, Zampa, le Domino noir, Fra Diavolo et presque toute l’œuvre ingénieuse et piquante de M. Auber sont, à des degrés différens, des compositions musicales assez pures et assez vivaces pour se passer du prestige de la représentation. La vérité dramatique, dont on est si jaloux de nos jours, n’est après tout qu’une qualité secondaire dans un drame lyrique sans la beauté, l’abondance et l’originalité des idées purement musicales, qui seules classent et consacrent les chefs-d’œuvre.

J’ai connu un professeur de chant qui lisait les pères de l’église et la Somme de saint Thomas pour faire croire aux imbéciles et aux demi-connaisseurs qu’il y puisait des inspirations propres à l’éclairer dans sa haute mission. S’il avait su son métier, il n’aurait pas eu recours à de pareils stratagèmes. Qu’on se rassure donc : pour créer des chefs-d’œuvre dans les arts et dans la poésie, il n’est pas absolument nécessaire de savoir lire la Mécanique céleste de Laplace, il suffit d’avoir le génie de Mozart, de Weber ou de Rossini.

J’ai été entraîné à ces considérations pour répondre à d’étranges théories qui s’agitent depuis quelque temps dans certains journaux allemands sur le caractère qu’il conviendrait d’imprimer au drame lyrique dans l’avenir. C’est un signe certain des époques de décadence, lorsqu’on voit les esprits se payer d’argumens fallacieux, et aller chercher en dehors des