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Il dormait quand la femme de charge [house-keeper) entra par hasard dans la chambre. Frappée de la délicatesse des traits et de l’air intéressant du petit ramoneur, elle alla prévenir la famille. L’idée de l’enfant perdu se présenta tout de suite au cœur de la mère. On interrogea le jeune sweeper, qui rougit sous sa noirceur innocente. Soit que les durs traitemens qu’il avait subis eussent effacé de sa mémoire les impressions de la première enfance, soit qu’il fût troublé et confus, il ne put donner sur lui-même aucun renseignement ; mais son âge, sa voix, un certain air d’aisance, montraient qu’il n’était point étranger aux lieux dans lesquels le ramenait le plus grand des hasards. L’identité ayant été assez bien établie, lady Montagu reconnut le petit ramoneur pour son fils, et lui restitua son nom, son rang, sa fortune. Voulant en outre consacrer par une fête le souvenir de cette étrange aventure, elle institua un dîner annuel qui avait lieu le 1er mai dans White-Conduit-House, et auquel se rendaient tous les climbing-boys de Londres. Comme on n’exigeait des convives d’autre certificat que la suie empreinte sur les visages, plusieurs enfans des rues, assure-t-on, se noircissaient la figure pour la circonstance, et se glissaient ainsi parmi les ramoneurs dans la salle du banquet. Cette fête se renouvela durant toute la vie de lady Montagu. Son fils la continua trois ou quatre années, puis il quitta l’Angleterre. La tradition était si bien gravée dans les mœurs, que les maîtres sweepers et d’autres citoyens de Londres se cotisèrent pour perpétuer le divertissement du 1er mai. Un grand nombre de personnes se rendaient ce jour-là dans White-Conduit-House, et assistaient, en y contribuant, au régal des ramoneurs. Cela dura jusqu’à l’acte du parlement ; mais après 1831 le dîner passa, ainsi que le reste, à l’état de légende.

L’ensemble des petits métiers de Londres n’est point étranger, comme on voit, à l’histoire du travail en Angleterre. Chacune de ces industries modestes fait vivre beaucoup de monde, et contribue dans une certaine mesure au développement de la civilisation. « Les grandes choses, dit un économiste anglais, s’accomplissent par le concours des petites. » C’est en effet sur cette masse obscure de services que s’élève la prospérité du grand commerce, des manufactures et des arts libéraux. L’édifice de la société britannique ressemble à Saint-Paul de Londres, sombre et fumeux à la base, mais dont le sommet blanchit et se dore à mesure qu’il atteint les régions de l’air et du soleil.


ALPHONSE ESQUIROS.