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faut qu’il fasse lui-même toutes les parties de son chef-d’œuvre, car, dans ces ateliers où le maître n’emploie que deux ou trois personnes, la division du travail est inconnue. Par exemple, celui qui veut être barbier-chirurgien doit composer un onguent, raser et coiffer un pauvre, saigner un homme ; mais auparavant il s’arme d’un marteau, et, battant le fer sur l’enclume, il fabrique lui-même la lancette dont il va se servir. Quand le chef-d’œuvre est exécuté, c’est encore aux gardes du métier qu’appartient le droit de l’accepter ou de le refuser ; donc le candidat est deux fois dans leur main : par le choix et par le jugement de l’épreuve. Il va sans dire que tout devient aisé pour un fils de maître ; le chef-d’œuvre se fait dans l’atelier du père, sous ses yeux, avec ses conseils ; les jurés ne sont que des amis de la famille, déjà des confrères ; tout s’aplanit pour lui, tout devient facile et bienveillant, tandis que les étrangers, ou les ouvriers, fils d’ouvriers, qui veulent monter au rang de maîtres ne trouvent que des rivaux et des ennemis dans leurs juges.

Avec le temps, une modification assez piquante s’introduisit dans le régime des corporations. Chaque corporation se divisa en trois bandes, les jeunes, les modernes, les anciens. Les anciens se créaient un privilège contre les modernes, qui s’en créaient un contre les jeunes. Il fallait, pour passer d’une bande à l’autre, une certaine ancienneté et un sac d’argent. Les jeunes ne furent ni électeurs ni éligibles ; les modernes ne furent qu’électeurs ; l’autorité, dans chaque corporation, se trouva ainsi concentrée entre les mains d’un petit nombre d’anciens. Le règne de la routine n’en fut que mieux assuré.

Jusqu’ici la corporation s’est montrée uniquement préoccupée de son intérêt, ou plutôt de l’intérêt des patrons : le mot de privilège revient à chaque ligne des statuts, l’esprit de privilège se sent dans toutes les stipulations ; mais voici maintenant où les maîtres, les privilégiés, sont pris dans leurs propres lacs, car ils ont beau se bien défendre, exclure durement les étrangers, malmener les apprentis et les valets ; il faut que ce joug qu’ils ont forgé pèse aussi de tout son poids sur leurs têtes. On a vu ce que faisait la jalousie des maîtres contre les étrangers et contre les ouvriers ; on va voir maintenant ce que peut faire contre chaque maître la jalousie de la corporation. D’abord il faut à la corporation un trésor : tout le monde ne prospère pas ; elle puisera donc largement dans la bourse de chaque associé pour remplir la bourse commune. Ensuite il lui faut de la sécurité ; donc elle prendra des mesures sévères contre les inventeurs. Le premier homme de génie venu, en créant une nouvelle méthode, pourrait faire sa fortune et ruiner du même coup