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sorte) n’exerce jamais plus de ravages que sous les gouvernemens absolus. Quoi qu’il en soit, il y avait une grande difficulté à faire de la passion du jeu un sujet de comédie, car, au fond, rien n’est plus tragique que cette passion ; je n’en voudrais, au besoin, pour preuve que les terribles effets qu’on en a tirés depuis Regnard jusqu’à nos jours. Lorsque Molière fit le sombre portrait de l’hypocrite, il imagina avec beaucoup de bonheur, quoi qu’en puisse dire La Bruyère, de lui prêter un langage béat et mystique qui fît contraste avec la noirceur de ses actions. C’est avec un art aussi élevé que Regnard a évité l’écueil de son sujet. Le caractère du joueur risquait de rebuter, parce qu’un joueur est moins ridicule qu’il n’est triste ; aussi Regnard l’a-t-il égayé, par reflet pour ainsi dire, en le montrant sans cesse aux prises avec le caractère si franchement comique du valet Hector. Par une autre combinaison non moins adroite, il met l’amour en lutte avec le jeu ; il nous fait voir son héros allant de l’un à l’autre, selon les faveurs ou les retours de la fortune, et de ces deux passions alternatives, et toujours en raison inverse l’une de l’autre, il a fait sortir l’effet le plus original de sa comédie. Dans cette pièce comme dans toutes les autres, le rire domine, et cependant les situations les plus sérieuses n’y sont pas évitées. Quand le père du joueur entre en scène comme celui du menteur, et dit à son fils :

Doucement, j’ai deux mots à vous dire, Valère,


nous convenons avec le valet qu’il n’est pas temps de rire, et, quand le père ajoute :

… Comme le voilà fait !
Débraillé, mal peigné, l’œil hagard !…


pour la première, pour la seule fois dans Regnard, nous touchons au pathétique. De même, il n’a rien omis, rien atténué des vices du joueur. Valère n’a pas l’âme vile, mais sa passion l’entraîne fatalement aux actions les plus basses, et, par le fait, il n’a pas un seul bon sentiment. Il est, ou plutôt, par l’inexorable logique du vice, il devient mauvais fils, menteur et faux ; à vrai dire, il n’aime pas Angélique, car, il le dit assez crûment, qu’elle vienne à lui manquer,

En ce cas, il pourrait rabattre sur la veuve ;


il ne lui reste que la bravoure, comme à don Juan. Regnard ne lui a pas même donné cette générosité accidentelle qu’on attribue au joueur heureux : quand il a de l’argent, il le garde ; il ne veut ni racheter le portrait de sa maîtresse, ni payer ses créanciers ou son