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le dernier catalogue de Leigh Sotheby ! Un Pline elzevier, imprimé d’un seul côté et collé sur papier in-folio, un exemplaire unique, et en vélin ! Je suis sûr que c’est l’édition in-12 de Jean de Laet, quelque épreuve de correcteur ; mais, si je n’ai pas ces trois volumes, ma préface est incomplète, je suis déshonoré. Je pars pour Londres, il me faut ce Pline à tout prix. » Celui-là se croit sage, il n’aime qu’un auteur ! Heureux homme du reste, et dont tous les jours se passent à préparer une édition qu’il ne publiera jamais. Si demain il était imprimé, comment vivrait-il ?

Voyez-vous cette aimable figure qui avance vers nous ? C’est le prince des imprimeurs, un éditeur tout dévoué à la science, un philologue excellent, le dernier successeur des Estienne ; mais aujourd’hui ne lui parlez ni d’Aristote ni de Thucydide : on vend à Londres une collection xylographique, le télégraphe ne lui a pas encore appris s’il a enfin le trésor qu’il convoite depuis tant d’années. Vous connaissez sa riche bibliothèque ; il vous a fait admirer le Decor puellarum, avec la date de 1461, le chef-d’œuvre de Nicolas Jenson ; il vous a permis de toucher le Tewrdannck de 1517, la gloire de Nuremberg ; à force d’argent et de peines, il a réuni les premiers et rudes essais de l’imprimerie naissante, il vous a montré la Bible des Pauvres, le Donat, les Lettres d’Indulgence de Sixte IV ; mais il lui manque le Planeten Buch sans date, le premier de tous les almanachs. Si on lui enlève aux enchères ces six feuilles de papier noirci qui, vers l’an 1460, charmaient les bonnes gens de Mayence, comment voulez-vous qu’il achève sa grande histoire de l’imprimerie ?

Tournez-vous maintenant et regardez ce nouveau personnage qui marche à grands pas. À ces traits expressifs et mobiles, à ces yeux tour à tour si fiers et si doux, vous devinez un poète ; vous ne vous trompez pas de beaucoup : c’est le plus éloquent de nos philosophes, un grand écrivain, un causeur qui n’a guère de rival, mais, pardessus tout, c’est un curieux. Rien n’échappe à sa passion : livres, manuscrits, gravures, tableaux, et partout où il met le pied, il est roi. Qui possède comme lui le siècle de Louis XIV ? Il y a vécu, il en connaît tous les mystères, au besoin il aiderait le Mazarin à déchiffrer les énigmes de ses fameux carnets. Savez-vous ce qui, en ce moment, l’absorbe tout entier ? C’est ce petit volume qu’il tient à la main, la première édition de Zayde, en grand papier, aux armes de cet abominable duc de La Rochefoucauld. Pour aujourd’hui, adieu la philosophie ; notre sage ne vit que pour sa trouvaille ; il en oublierait jusqu’à la gloire. Auprès du plaisir qu’il éprouve qu’est-ce que la vanité des louanges humaines ? Songez-y, un exemplaire unique, non rogné, et en maroquin citron !