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sa vie ; c’est ainsi qu’avec la fortune d’un particulier il a pu se donner les jouissances d’un roi. Mais ce qu’on a plus de peine à comprendre, c’est comment un simple curieux, si riche qu’on le suppose, a pu rassembler de pareils trésors, et en si peu de temps. Car enfin nous connaissons la vie littéraire de M. Libri, ne fût-ce que par les catalogues qu’il a publiés. En 1847, il a vendu sa magnifique collection italienne. À la même époque, dit-on, il a cédé ses manuscrits à lord Ashburnam. En 1848, ses livres ont été saisis, et l’an dernier on en a fait la vente. M. Libri est donc arrivé en Angleterre, il y a dix ans, sans emporter un volume avec lui. Cependant voici un catalogue du mois de mars 1859 qui comprend douze cents manuscrits, dont soixante-dix sont antérieurs au XIIe siècle. Un second catalogue du mois d’août contient près de trois mille numéros : ce sont ces livres de prix, ces reliures historiques dont je viens de parler. On annonce une troisième vente pour l’hiver de 1860, et dans une préface, M. Libri déclare qu’il garde avec lui douze mille volumes. C’est ce qu’il nomme ses outils. Voilà donc trente mille volumes, presque tous rares, uniques, curieux, que M. Libri a réunis en peu de temps sans sortir de Londres. Où donc se cachaient ces incunables, ces vélins, ces livres splendides, et d’où vient à M. Libri ce bonheur insolent ?

Il y a quelques années, je recevais à Fontainebleau un jeune Saxon. C’était un botaniste distingué, qui faisait le voyage de France tout exprès pour chercher un certain ail jaune d’une extrême rareté, car il ne pousse, dit-on, qu’à Fontainebleau, sur le chaume qui chaperonne les murs de la Faisanderie. Quand mon hôte eut trouvé sa merveille, je le promenai dans la forêt. Tout en causant voyage ou politique : « On a tort, me dit-il, de souffrir autant de lapins dans ce bois. — Je n’aperçois pas de lapins ? lui dis-je. — Ni moi non plus, me répondit-il en souriant ; mais leurs traces sont à vos pieds. » Comme je ne voyais rien, je fis semblant de le croire et parlai d’autre chose. En approchant du Bas-Bréau, près de jeunes taillis, nous rencontrâmes un garde qui faisait sa tournée. « Les cerfs vous donnent bien du mal, lui dit mon Allemand. — Ne m’en parlez pas, répondit le garde ; on nous défend de les tuer, et ils dévorent tout ; voilà tout un canton ravagé. — Où donc voyez-vous des cerfs ? demandai-je. — Regardez ces nouvelles pousses, me dit l’étranger ; voyez comme la dent du cerf les a écrasées ; elles sont perdues. — Et pourquoi, repris-je, seraient-ce des cerfs plutôt que des chevreuils ? — Monsieur n’est pas chasseur, dit le garde ; un chevreuil eût rongé plus bas, et non pas de la même façon. » A la lisière de la forêt, un paysan armé d’un trident récoltait des pommes de terre. « Pressez-vous, mon brave, dit l’Allemand, ce soir