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parties de cette immense monarchie présentaient un spectacle de ruine et de désolation. Les vice-royautés d’outre-mer se vendaient à l’encan ; la Flandre et l’Italie n’étaient guère plus administrées que défendues, et rien n’égalait le dédain des Espagnols pour ces possessions lointaines, si ce n’est leur obstination à les conserver. Sur les frontières et sur le vaste littoral du royaume, aucune place n’était en état de défense ; aux derniers temps de Charles II, l’armée comptait à peine vingt mille hommes, et les restes de la marine ne servaient qu’à transporter à Cadix les piastres du Nouveau-Monde, dont l’Espagne vivait sans travail, comme les Hébreux de la manne tombée du ciel. Au sein d’une population de plus en plus réduite, dans une capitale où les spadassins étaient plus nombreux que les soldats, une paresse incurable avait formé des mœurs de bohème où la bassesse du mendiant le disputait à la jactance du matamore.

Si l’on excepte les pâles mémoires de San-Felipe et le Diario encore plus terne d’Ubilla, aucun monument historique ne nous est resté de ces déplorables temps ; mais Berwick, Noailles, Tessé et tous les généraux français chargés d’assister Philippe V aux dangereux débuts de son règne nous ont laissé des misères de l’Espagne des récits à peine croyables, et le mieux informé des publicistes étrangers n’en parle pas autrement que le caustique Louville[1]. Lorsqu’à cinquante ans de distance on met en regard de la dissolution générale où était tombée l’Espagne sous Charles II le tableau du règne de Charles III, qui, sans guérir des plaies incurables, rendit au moins pour un temps à cette monarchie un rang digne d’elle, il reste démontré que, malgré les sacrifices territoriaux dont le traité d’Utrecht fit payer l’avènement du petit-fils de Louis XIV, la dynastie française a répondu au-delà des Pyrénées à ce qu’il était raisonnable d’attendre d’elle : sans rendre a ce pays son ancienne grandeur, elle sut du moins y ranimer une vie prête à s’éteindre.

Le premier des souverains appelés à concourir à cette œuvre était assurément le moins propre à l’accomplir. Agé de dix-sept ans lorsque Charles II le désigna pour son successeur, le duc d’Anjou devait à la nature et à son éducation un esprit plus fait pour servir que pour régner. Frère de l’héritier du trône, il avait été maintenu

  1. L’Espagne sous les rois de la maison de Bourbon, par William Coxe, avec les additions de don Andrès Muriel, t. Ier, ch. IV.