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permis au publiciste de les prendre pour des faits qu’au métaphysicien de les prendre pour des êtres. Tout en relevant ici des erreurs et des équivoques que Locke, faute d’une juste sévérité dans l’expression, ne sait pas éviter, je conçois que son traité, regardé comme classique par les whigs, puisse encore être cité comme le manuel de philosophie politique de l’école libérale. Je souscris volontiers à ce jugement de M. Janet : « Le traité de Locke est peut-être ce que la science a produit de meilleur, de plus solide, de moins contestable. Aucun publiciste n’a mieux connu le vrai principe de la liberté[1]. » Bayle nous apprend que dès 1693 cet ouvrage était traduit en français. Quant à la doctrine, « c’est l’évangile du jour, ajoute-t-il, parmi les protestans. » Et un des meilleurs observateurs du XVIIIe siècle, le marquis d’Argenson, ne pouvait en voir réimprimer vers 1754 la traduction, qu’il attribuait aux jansénistes, sans signaler la royauté irritée, les têtes échauffées, et sans écrire ces mots : « On n’a jamais été si instruit qu’aujourd’hui sur les droits de la nation et de la liberté[2]. » Ainsi les ouvrages de Locke ne sont pas étrangers à nos idées de 1789. En politique comme en philosophie, il fut un des maîtres de nos pères.

La première liberté qui eût décidé Locke à prendre la plume est, on se le rappelle, celle des consciences, et nous aurions dû commencer par ses écrits sur la tolérance, s’ils ne se rattachaient à ses écrits sur la religion. Il faut les réunir pour montrer l’origine et donner la définition du christianisme de Locke.

On ne se représente jamais exactement dans quel état nouveau d’esprit le triomphe du protestantisme avait jeté les nations chez lesquelles il s’accomplit. En Angleterre, il trouva une race dès longtemps habituée à se faire elle-même ses lois, et qui n’avait même été catholique que comme elle l’avait voulu. L’indépendance et l’originalité du caractère britannique firent bientôt naître du sein de la réformation cette diversité de formes et de croyances qui est la richesse d’un christianisme libre et national. De là une multitude de sectes, souvent guerroyantes et passionnées, entre lesquelles il fut de bonne heure désirable d’introduire un certain droit des gens, comme entre toutes puissances belligérantes. Ce droit des gens, c’est la tolérance, c’est une liberté régulière, complète dans tout ce qui est manifestation de la foi, limitée dans tout ce qui est entreprise sur la foi d’autrui. Quoique souvent méconnue, violée, anathématisée, cette idée, une des conquêtes de la raison moderne, ne tarda pas à être conçue et même professée par de généreux esprits.

  1. Histoire de la Philosophie morale et politique, liv. IV, ch. III.
  2. Mémoires, édit. nouv., t. IV, p. 190.