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vaquaient paisiblement à leur far-niente ou à leurs affaires en disant d’une voix lente et douce, — de cette voix qui est chez l’Africain l’expression d’un inexorable parti-pris : Zaffair cabrit pas zaffair mouton (les affaires du cabri ne sont pas les affaires du mouton, cela ne nous regarde pas). — Les soldats même de la garde contemplaient d’un œil railleur les préparatifs de déménagement de sa majesté et chantonnaient : Ça pas zaffair à nous. C’était déjà la révolte, mais à la façon nègre, c’est-à-dire sans initiative, la révolte câline, sournoise et procédant par la force d’inertie, en attendant que le hasard l’attelât à un homme ou à un événement.

Vers la fin pourtant, l’étincelle jaillissait déjà de temps à autre de cette inerte opposition sous le choc répété de vexations bien autrement irritantes que la servitude militaire proprement dite, et qui allaient violenter l’apathie des gens du peuple jusque dans ce triple arcane de la conscience nègre : leur paresse, leur mathématique équité et leur estomac.

À force de s’entendre sermonner par les consuls européens sur les inconvéniens d’un état militaire qui condamnait en pure perte des milliers de bras à l’inaction, ou du moins à l’abandon de tout travail régulier, Soulouque en était venu à cette idée lumineuse, que les bras en question cesseraient d’être inutiles s’il les employait pour son propre compte. Les soldats, qui, jusque-là, étaient maîtres absolus de leur temps et de leur personne dans les intervalles du service, furent requis par bataillons pour travailler comme manœuvres ou comme bêtes de transport aux bâtisses que Soulouque se faisait élever avec les matériaux de l’état. Les principaux généraux suivirent, soit dit en passant, cet auguste exemple. Les goûts agricoles et industriels du monarque s’étaient développés dans d’aussi effrayantes proportions que ses goûts d’architecture, et ce n’est plus seulement par bataillons, c’est par régimens ou par divisions entières, c’est à demeure et non plus à titre de simples corvées que l’armée se vit employée aux plantations et aux guildives[1] impériales. Ajoutons qu’il était dans la nature de ces réquisitions de s’adresser de préférence aux populations qui y perdaient le plus. Un dernier reste de l’ancienne activité agricole de Saint-Domingue survivait, par exemple, dans le département de l’Artibonite : Soulouque pensa que c’était là justement son affaire, et le régiment tout entier (c’est-à-dire l’ensemble des hommes valides) de l’Artibonite fut transporté sans plus de façons sur la principale habitation de sa majesté. La culture s’arrêta net dans le canton dépeuplé, et, qui pis est, la rivière de l’Artibonite, dont l’endiguement et l’aménagement

  1. Fabriques de tafia.