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plus sûr était donc de le garder à vue dans un poste où il trouvait d’ailleurs quelques raisons pécuniaires de fidélité. Serait-ce l’ancien candidat de la bourgeoisie, le survivant des deux généraux entre lesquels s’était partagé également le sénat dans les neuf scrutins consécutifs qui précédèrent l’élection de Soulouque, le général Paul en un mot ? Mais, simple général civil[1] d’une part, c’est-à-dire sans action personnelle sur l’armée, et groupant d’autre part autour de lui une famille nombreuse et influente, parfaitement capable de le venger à l’occasion, Paul était moins dangereux comme compétiteur qu’il ne l’eût été comme victime. Soulouque commençait d’ailleurs à prêter attention à un projet longtemps mûri par la prudente Adélina, celui du mariage de Madame Première, autrement dite la princesse Olive, avec l’un des fils de Paul, dont la famille serait devenue par cette alliance le soutien intéressé de l’empire.

Ces deux noms écartés, restait un troisième nom que Soulouque s’obstinait à repousser comme une tentation du diable, mais qui revenait chaque soir l’obséder et le narguer, — en caractères de feu, si sa majesté regardait là-haut, — en goguenardes allusions, si, de sa varande, où elle se postait sans bruit, elle tendait l’oreille aux conversations d’en bas. De nombreuses arrestations n’avaient pu en effet imposer entièrement silence aux commentaires du public sur le double panache de Geffrard. Disons-le à l’éloge de Soulouque, la lutte fut longue entre la superstition et l’amitié, plus longue que ne l’auraient laissé prévoir les théories gouvernementales du vieil empereur, qui, l’imagination frappée par le souvenir de l’assassinat de Dessaline et du suicide forcé de Christophe, répétait souvent : « Pour m’ôter ma place, il faut me tuer. En tuant ceux qui menacent ma place, je ne fais donc que défendre ma vie. » Il s’écoula plusieurs semaines entre l’apparition des signes qui dénonçaient si clairement Geffrard et l’ordre définitif de l’arrêter. Enfin la superstition l’emporta. Geffrard avait beau être un véritable compère et ami, une évidente prédestination l’opposait à Soulouque, et puisque la fatalité voulait décidément une victime, Soulouque se rangeait de l’avis que charité bien ordonnée commence par soi-même. Le diable dut lui glisser aussi cette réflexion, que Geffrard n’avait pas, comme Paul, comme Salomon, une parenté puissante, et que le parti Geffrard mourrait avec lui.

Soulouque ne boit pas ; il est discret comme la tombe sur ce qu’il

  1. Une des spécialités du pays, où la plupart des fonctions et des dignités civiles se classent par dénominations militaires.