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contre Soulouque et en faveur de la bourgeoisie, leur manque proverbial d’initiative, qui les met à la merci de toute impulsion violente, leur effrayante mobilité, qui les livrait au hasard du premier accident, incendie ou meurtre fortuit de nature à égarer leur fatalisme ou à surexciter leurs nerfs, créaient un double et très sérieux danger. Les plus menacés parmi les bourgeois n’osaient même pas recourir à la fuite. Par un raffinement de terrorisme auquel Soulouque n’avait pas songé en 1848, et qui, disons-le en passant, froissa profondément le sentiment nègre, les familles des insurgés et des fugitifs étaient cette fois jetées en prison, à commencer par Mme Geffrard et ses filles.

L’insurrection marchait heureusement avec plus de célérité qu’on n’en pouvait attendre des piquets mis en réquisition, et Soulouque jugea que le plus pressé était de marcher contre les rebelles, remettant jusqu’à son retour les hécatombes humaines par lesquelles il se disposait à conjurer de nouveau son fantôme de 1848, ce qu’il nommait la conspiration mulâtre, et qui n’était plus décidément un fantôme.


IV

L’empereur se mit en marche le 26 décembre, emmenant, selon son habitude, tout ce qu’il avait pu ramasser d’hommes valides de tout âge et de toute position, y compris quelques suspects qu’il trouvait plus sûr de surveiller par lui-même que de laisser en prison. Au nombre de ces derniers était le général piquet Jean-Denis, depuis longtemps disgracié, et que Soulouque avait fait venir à Port-au-Prince, moitié comme prisonnier, moitié comme otage. Jean-Denis avait choisi pour monture la mule la plus écloppée de l’empire, de façon à pouvoir rester sans affectation en arrière, ce qui intriguait beaucoup l’empereur, qui se retournait sans cesse en disant : « Où est le général Jean-Denis ? Hélez Jean-Denis… Li capable de tout, li capable de traverser (de passer de l’autre côté) ! » Sa majesté devinait le cœur humain : Jean-Denis utilisa si bien l’impotence de sa mule, qu’il parvint à s’esquiver et passa à Geffrard. De même que dans les expéditions de l’est, l’armée impériale se trouvait, dès la troisième ou quatrième étape, notablement réduite ; mais cette fois les déserteurs avaient déserté en avant. Quant à la partie fidèle des troupes, elle trompait les ennuis de la marche par des dialogues comme celui-ci :

« Compère !

— Plaît-il, compère ?

— Où allons-nous (où ti nous p’rallé) ?