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nous mîmes tous à table dans un salon situé parallèlement à la cuisine. Ce salon était tapissé d’un papier élégant, et le linge de table était de fine toile de Béarn. Le comte se plaça entre Briscadieu et le maquignon ; il me regarda pendant quelques instans, et se montra vis-à-vis de moi d’une exquise politesse. La chère fut somptueuse et telle qu’on ne devait pas l’espérer dans une auberge qui paraissait tout au plus bonne à servir d’étape à des rouliers. Le gibier, le poisson, la volaille, délicatement apprêtés, furent servis en abondance. Le maquignon et le berger buvaient du vin blanc du pays ; Briscadieu et le comte se firent servir du vin de Bordeaux et du vin de Champagne. Ils m’en offrirent, et commencèrent à me servir tous deux à l’envi l’un de l’autre, si bien qu’au milieu du repas je m’aperçus que ma raison chancelait. L’ivresse devait me gagner d’autant plus facilement que j’étais demeuré à jeun pendant toute la journée sous un soleil brûlant, et que c’était la première fois que je me livrais à un pareil excès. Mon ivresse n’avait cependant rien d’expansif ; elle était douloureuse et concentrée. Mes idées me paraissaient plus rapides, mes sensations plus vivaces, mais ma langue était pour ainsi dire paralysée. Je continuais à boire, car j’étais dévoré d’une soif inextinguible. J’entendais mes compagnons qui se moquaient de moi ; il me venait à l’esprit mille bonnes plaisanteries avec lesquelles j’eusse pu leur riposter, mais la parole expirait sur mes lèvres, et je les regardais avec des yeux ébahis qui redoublaient leur hilarité.

Je conservais néanmoins un sentiment assez exact de la situation ; mes idées étaient nettes. Une seule chose me tourmentait avec une persistance semblable à celle du cauchemar et du délire de la fièvre : c’était le regard de cette grande fille pâle que j’avais vue causer avec le comte. Bien avant la fin du repas, les servantes s’étaient mêlées à la conversation ; quelques-unes avaient même déjà bu dans les verres des convives. Seule, elle était restée froide et dédaigneuse. Placée en face de moi, elle me regardait avec une obstination fatigante. On l’avait appelée Pepita devant moi. Ce nom ne me rappelait aucune personne connue, et mes facultés intellectuelles surexcitées s’épuisaient en efforts impuissans pour retrouver la trace de ce souvenir qui me fuyait.

Je me rappelle aussi que le comte la plaisanta sur sa persistance à me regarder. Elle lui répondit par une grosse injure et sortit de la salle à manger. Quand le souper fut fini, on apporta des cartes, de véritables cartes de tripot, sales à faire lever le cœur. L’aubergiste se mit à la table, et le comte tailla un baccarat. On n’avait pas daigné me demander si je voulais jouer ; mais le maquignon, le berger et Briscadieu me parurent jouer avec fureur. Bientôt je vis