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de se charger de deux lettres de sa composition et de les faire traduire et imprimer en français sur le continent, sans en nommer l’auteur. C’étaient deux dissertations où, sur les pas de Richard Simon, le grand géomètre attaque, par les argumens ordinaires, l’authenticité ou l’intégrité littérale des deux passages de la première épître de saint Jean et de la première à Timothée qui sont cités ordinairement à l’appui de l’interprétation orthodoxe du dogme de la trinité. Locke, ayant renoncé à son projet de voyage, envoya le manuscrit à Le Clerc, qui se chargea de le traduire et de le publier. Celui-ci tarda quelque temps ; Newton qui, ainsi que plus d’un grand géomètre, était d’une extrême circonspection, s’inquiéta d’être connu, si l’ouvrage paraissait, et pria Locke d’en arrêter la publication, disant qu’il le voulait supprimer. Il n’en fit rien, car le secret que Locke et Le Clerc avaient gardé n’a été trahi que par ses éditeurs. C’est le dernier, l’évêque Horsley, qui a imprimé pour la première fois le texte entier d’un écrit dont la publication a dû coûter à son orthodoxie et fait honneur à sa sincérité.

La correspondance, de Newton et de Locke contient deux lettres qu’on ne peut lire sans se rappeler ce qui a été dit d’une sorte de faiblesse d’esprit (on tremble d’écrire un pareil mot d’un pareil homme) dont Newton aurait été atteint vers 1693, si l’on n’aime mieux y voir l’aveu d’une timidité maladive, mais pleine de délicatesse et de candeur. Voici la lettre de Newton :


« Monsieur, ayant la pensée que vous aviez tâché de troubler ma vie [embroil me) avec des femmes et par d’autres moyens, j’en ai été si fort affecté que, quelqu’un m’ayant dit que vous étiez malade et que vous ne vivriez pas longtemps, je répondis qu’il vaudrait mieux que vous fussiez mort. Je vous prie de me pardonner ce manquement à la charité, car je suis maintenant convaincu que votre conduite a été juste, et je vous demande pardon d’en avoir conçu de mauvaises pensées et de vous avoir représenté comme ayant porté coup aux racines mêmes de la morale, par un principe que vous avez établi dans votre livre sur les idées, en promettant de le développer dans un autre livre, en sorte que je vous ai pris pour un hobbiste. Je vous demande pardon aussi d’avoir dit et pensé qu’il y avait un dessein de me vendre un office ou de me mettre dans l’embarras (embroil me). — Je suis votre très humble et infortuné serviteur.

« Is. NEWTON.

« Au Taureau, dans Shoreditch, Londres, 10 septembre 1693. »

Nous regrettons, pour l’honneur de la mémoire de Locke, de ne pouvoir insérer sa réponse. Il est difficile d’exprimer avec une générosité plus tendre les sentimens d’une véritable amitié. Sur le point de doctrine cependant, il prie son ami de lui marquer le passage qui l’avait inquiété, afin qu’il l’explique de manière à prévenir