Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/476

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bonheur des découvertes les plus récentes. Est-elle une menace ? En conscience, nous ne le croyons pas et nous l’avons dit. Remarquons pourtant que deux nations qui veulent et doivent rester amies prendraient pour y aboutir un singulier chemin, si elles s’armaient à l’envi l’une contre l’autre tout en échangeant de cordiales protestations. On s’aigrirait à ce jeu, et la gageure aurait ses périls. Ce serait d’ailleurs une gageure très coûteuse, et le trésor public s’en ressentirait. Plus que jamais la marine est une question de dépense. Le combustible en a fort accru les frais courans, et l’on s’en fera une idée en calculant qu’un vaisseau de premier rang, à grande vitesse, emploie pour chaque jour de navigation entre 3 et 4,000 fr. de charbon, suivant les lieux où il s’approvisionne.

En tout ceci, l’alliance de la France et de l’Angleterre n’a pas été sérieusement entamée, et c’est une garantie pour le repos du monde. Ce sera le fait le plus considérable de ce siècle que d’avoir pu si longtemps maintenir cette alliance malgré les nuages qui l’ont couverte de loin en loin, et qui l’ont rendue plus chère à mesure qu’elle redevenait plus manifeste. Sous ce rapport, on a des grâces à rendre à la mémoire de ces gouvernemens si calomniés, qui se sont refusés à la rompre à travers plus d’un discord, et lui ont fait jusqu’au sacrifice d’une popularité nécessaire à leur existence. Cette alliance a reçu bien des chocs, éprouvé bien des défaillances, et elle en est sortie intacte, et d’une nécessité mieux démontrée. On dirait que plus elle coûte aux deux peuples, plus ils s’y attachent. Parfois les animosités se réveillent, les esprits s’irritent, des soupçons on en vient aux défis ; il règne dans l’air comme un bruit de bataille. Est-ce le conflit tarit ajourné ? Non, ce n’est qu’une crise suivie d’une période d’apaisement. Il est à désirer que ce sentiment se fixe dans les cœurs. Le dernier appui des civilisations européennes est dans cette union : une guerre maritime, avec les forces nouvelles qu’on peut y déployer, serait un malheur européen. Éloignons-en jusqu’à la pensée, et sachons porter la lutte sur un meilleur terrain. Ce n’est pas seulement par l’activité industrielle, comme on nous le conseillait récemment, que nous sommes appelés à rivaliser avec l’Angleterre. Il convient d’élargir le programme et de l’appliquer à d’autres conquêtes. Les grands états ne doivent pas seulement au monde attentif des exemples pour la conduite judicieuse de leurs intérêts matériels ; ils lui doivent aussi, sous peine de descendre de leur rang, le spectacle significatif de leur dignité et de leur grandeur morales.


LOUIS REYBAUD, de l’Institut.