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ses genoux. — Tu en auras une, dit-elle ; tu sais bien que je t’aime autant que Berthe.

— C’est vrai, dit Berthe avec une certaine amertume ; Jean n’est plus là.

Mme Des Tournels tressaillit et devint pâle. Sa fille cadette se jeta dans ses bras. — Ah ! reprit-elle, je donnerais tout mon sang pour qu’il pût t’embrasser encore ! — La mère la serra sur son cœur. — Cruelle enfant, ne parle plus ainsi, murmura-t-elle avec des larmes dans les yeux. Berthe le jura et tint parole ; mais ces quelques mots avaient suffi pour que la pauvre femme comprît qu’elle n’était plus seule à posséder son secret.

Cette perspicacité profonde, qui se montrait par éclairs vifs et inattendus, n’était pas le seul trait singulier d’un caractère où tout semblait en désordre et confusément mêlé, le bien comme le mal, la passion comme l’indifférence, la résolution aussi bien que l’apathie, l’emportement ainsi que la patience. Personne n’y voyait bien clair au fond, pas plus les professeurs de Berthe que son père. La seule chose qui faisait nettement saillie était une sorte d’entêtement obstiné qui la rendait tout à coup pareille à la pierre, et que rien ne pouvait vaincre, si ce n’est parfois un flot de tendresse faisant irruption tout à coup ; mais le flot ne venait pas toujours, et on ne savait jamais quelle parole, quel hasard ou quelle baguette en ferait jaillir la source mystérieuse. M. Des Tournels, qui combattait cette tendance de toutes ses forces, ne la signalait point cependant sans un secret plaisir ; c’était pour lui comme le germe d’une persévérance et d’une fermeté qui, bien dirigées, et sous l’empire de certaines circonstances, pouvaient porter de beaux fruits. Ce qu’il aimait moins, c’était le perpétuel contraste qu’on remarquait dans l’humeur de Berthe : un jour gaie et le lendemain triste, paresseuse à l’excès ou plus active qu’une abeille, tapageuse et remuante comme une toupie d’Allemagne qui ronfle et court partout, et l’heure d’après immobile et rêveuse comme une nonne en contemplation ; un matin bonne, soumise et prompte à l’obéissance, prodigue, vidant ses poches et ne sachant à qui donner ; le jour suivant âpre, revêche, quinteuse, prête à fermer sa main comme son cœur. Certains accès de violence et d’emportement inexplicables duraient parfois plus d’une semaine sans que rien pût en modifier les témoignages ; elle était acerbe et malfaisante comme un fruit vert ; le regard était aigre, la parole acide. La semaine écoulée, Berthe tombait dans de longs silences et de grands accablemens qui n’avaient pas moins de durée, et dont elle sortait bizarrement par des réveils soudains.

Pourquoi M. Des Tournels, qui l’observait sans cesse et s’appliquait avec suite à la corriger, avait-il pour Berthe un peu de cette