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sa fille sans un grand trouble et un véritable chagrin. Jamais, dans ses projets d’établissement, il n’avait songé à un mari du caractère de Francis ; il voulait au contraire un homme qui eût les habitudes d’une vie laborieuse, une profession, et quelque chose de rassis dans l’existence et les goûts. Ce qu’il savait de sa fille et de ses dispositions d’esprit ne lui permit pas de laisser voir tout entière la contrariété qu’il éprouvait. Il fut de bonne foi quand il lui promit d’étudier M. d’Auberive, et de ne point s’opposer à leur union si rien ne lui en démontrait l’impossibilité ; mais dans son for intérieur le maître de forges espérait bien qu’une découverte imprévue dessillerait les yeux de Berthe, et l’autoriserait à intervenir avec toute l’autorité d’un père. Rompre nettement et brusquement, de prime-saut, était impraticable avec une fille du caractère de l’Eau-qui-dort. M. Des Tournels s’accommoda donc de l’atermoiement que son expérience et sa tendresse pour Berthe lui suggérèrent ; toutefois les premiers renseignemens authentiques qu’il obtint modifièrent son opinion. Bien que son désir ne fût pas de ce côté-là, il se résigna petit à petit à considérer M. d’Auberive comme un gendre qu’il acceptait de la main du hasard.

Un soir, M. Des Tournels toucha du doigt l’épaule de Berthe. — Je verrai bientôt si notre voisin est homme à changer de route, dit-il : j’aurai ce temps-ci l’occasion de lui offrir un emploi… S’il accepte, s’il travaille rudement, comme je faisais quand j’avais son âge, il montrera qu’il est mûr pour les choses sérieuses ; sois tranquille et dors en paix. S’il refuse, c’est que l’habitude est la plus forte… Bonsoir alors !

Berthe eut un instant la pensée d’écrire à M. d’Auberive ; mais un sentiment de fierté la retint : elle avait parlé, elle avait sa promesse. Elle rejeta la plume qu’elle avait déjà prise et se sauva dans le parc. La conviction où elle était que dans peu de jours sa destinée serait fixée lui causait des battemens de cœur qui l’étouffaient. Elle n’avait rien dit à sa sœur, et se sentait résolue à ne lui rien dire, non par méfiance, mais par un besoin de concentration farouche qui la dominait ; toute remplie d’un trouble qu’elle ne pouvait alléger par la confidence, elle tomba au pied d’un arbre où elle resta en prière jusqu’à la nuit.

Sur ces entrefaites, il y eut dans un village voisin une fête où tous les propriétaires du canton avaient coutume de se rendre. La famille Des Tournels y rencontra M. d’Auberive. Un grand nombre de boutiques éphémères s’élevaient sur le champ de foire, au milieu duquel on avait établi des jeux d’adresse et de hasard. Les jeunes filles et les enfans du pays tournaient tout à l’entour. Un orchestre de musiciens ambulans faisait rage dans un coin de la