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un motif de délicatesse ; mais un jour qu’elle la surprit taillant elle-même une blouse à ce petit homme dont elle avait fait son Éliacin : — Ah ! je comprends ! dit-elle ; si nous partagions, tu aurais peur qu’il ne fût pas tout à toi.

Le regard de Berthe lui fit bien voir qu’elle ne s’était pas trompée.

Un laps de temps assez long se passa. Les premiers symptômes d’un lent épuisement se faisaient remarquer chez Berthe. Elle prenait de si minutieuses précautions pour en dissimuler les atteintes, que Lucile elle-même ne s’en apercevait que par intervalles. Quand elle lui en parlait et la priait de consulter un médecin, Berthe souriait et badinait. Elle ne souffrait pas, disait-elle, c’était peut-être un peu de fatigue momentanée ; si elle avait l’imprudence de se mettre entre les mains de la faculté, la maladie trouverait l’occasion trop bonne pour ne pas en profiter, et s’installerait chez elle définitivement. Lucile finissait par rire et n’insistait pas ; mais les personnes qui voyaient Mme Claverond après une absence de quatre ou cinq mois étaient frappées des changemens qui se faisaient en elle. La pâleur du front était plus mate et plus constante, les joues se plombaient, un cercle bleuâtre s’étendait sous les yeux, les mains devenaient plus fluettes, le regard avait une expression plus profonde, le sourire une douceur plus triste. Autour d’elle, la prospérité était maintenue d’une main ferme ; on la sentait partout. Les enfans arrivaient à cet âge où leur intelligence, déjà mise à l’épreuve, indique clairement ce qu’on peut espérer de leurs efforts. L’un se préparait pour l’École de droit et avait sa place marquée au ministère des affaires étrangères ; Francis poussait ses études du côté de l’École polytechnique ; tous deux récompensaient Berthe magnifiquement de sa persévérance et de son intelligente bonté. Son salon était le centre d’une réunion d’hommes distingués parmi lesquels toutes les branches du travail et de l’activité sociale étaient représentées ; chacun l’estimait et l’aimait. M. Claverond profitait de cette bienveillance générale, et sa maison, protégée et mise en lumière par des personnes qui appartenaient à l’administration, avait sa part dans les grandes affaires publiques ; le chef en était considéré ; Félix passait alors pour un bon financier. Ses qualités naturelles, bien dirigées et patiemment façonnées par une femme qui en connaissait la nature, étaient mieux équilibrées dans ce milieu plus sage. Un seul côté de cette vie savamment arrangée restait dans l’ombre, et la pensée de Berthe ne s’en pouvait distraire.

Elle avait reçu à des intervalles inégaux des nouvelles de M. d’Auberive. Ces nouvelles n’étaient pas telles qu’elle pût être rassurée sur les résultats de l’entreprise désespérée qu’il avait tentée. Il avait été tour à tour aux Antilles, à New-York, à la Nouvelle-Orléans, au