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la main successivement de son front à son cœur suivant l’usage oriental ; cela voulait dire qu’il était content et qu’il m’appartenait, ainsi que son navire, pour toute la durée de l’excursion que je comptais faire. Nous nous éloignâmes de terre au coucher du soleil, poussés par une brise presque insensible. Leftéris, pour me faire honneur sans doute, avait revêtu son plus beau costume. Sur sa poitrine brillait la médaille décernée par le gouvernement grec aux anciens soldats de l’indépendance, et il était armé de pied en cap comme s’il se fût encore agi de donner la chasse aux Turcs. Sa figure aux traits énergiques, bien que réguliers, brûlée par le vent, bronzée par le soleil, était ornée d’une énorme moustache grise qui aurait pu rivaliser avec celle du fameux Kyriakouli[1]. À la vue de cet homme à la sombre physionomie, au costume éclatant, qui, l’une de ses mains crispée sur la surface polie du gouvernail, et l’autre fièrement posée sur une hache d’abordage pendue à sa ceinture, détournait parfois ses yeux de la mer pour jeter de mon côté un regard distrait, j’aurais pu me croire à la merci d’un de ces corsaires ioniens qui ont fourni tant de légendes et de tragiques histoires à la poésie ou au roman ; mais j’avais été trop souvent témoin de la bonne foi et de l’honnêteté que ces rudes insulaires cachent aujourd’hui sous leur extérieur de forbans pour me laisser aller à ce poétique effroi.

La nuit venue, je descendis dans une étroite cabine que le capitaine m’avait cédée. J’étais à peine endormi qu’une violente secousse, imprimée à notre embarcation, m’éveilla en sursaut ; quelques secondes après, nous étions en proie à l’une de ces tempêtes terribles et subites qui rendent si dangereuse la navigation du golfe de Lépante. Aussitôt un enfant de dix à douze ans, notre unique mousse, vint allumer dévotement un cierge devant une image de la Madone que l’obscurité m’avait empêché de remarquer ; puis il remonta en sifflant de l’air le plus brave et le plus insouciant du monde. Aux lueurs vacillantes du cierge, je distinguai un naïf simulacre de la Vierge placé entre une image de saint Nicolas, le patron des navigateurs, et celle d’un bizarre personnage plongé dans la mer jusqu’à la ceinture, vêtu du costume albanais, tenant de la main gauche l’oriflamme blanc et bleu de la Grèce, et de la droite un énorme vaisseau à trois ponts, à peu près comme Charlemagne tient le sceptre et la mappemonde. Au-dessous de cette grotesque peinture étaient écrits ces mots : Au restaurateur de notre marine. Je reconnus à cette dédicace que cette sorte de dieu marin n’était autre que le fameux Miaoulis, dont le nom se trouvait déjà inscrit à

  1. Marin célèbre dont la moustache est restée proverbiale ; il pouvait, dit-on, se la nouer derrière la tête.