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développement rapide dès que les hommes mis en possession de cette arme redoutable reconnurent tout le parti qu’on en pouvait tirer pour dominer des esprits faibles, ignorans et crédules. Les prêtres firent bientôt avec les chefs un pacte de protection mutuelle, d’un mutuel accord on exploita les simples, et le tapu, loin d’avoir une action morale et civilisatrice, fut dès lors, ce qu’il est encore aujourd’hui, un instrument de despotisme utilisé au bénéfice des passions et des caprices de ceux qui en disposent. Ce fut le tapu qui constitua la propriété dès que s’érigèrent en propriétaires ceux que leur intelligence, leur force et leur courage plaçaient au-dessus du vulgaire ; c’est encore lui qui la protège actuellement, et sous cette prestigieuse égide toute la catégorie des prêtres et des chefs jouit en sécurité de ses privilèges.

L’anthropophagie est un fait trop avéré dans tout l’archipel ; mais en dehors des circonstances où les fièvres de la haine, de la vengeance, les surexcitations du combat et les forfanteries de la victoire enivrent et affolent les indigènes, quelques kakious (vieillards) conservent seuls un goût passionné pour ces festins contre nature. Un jour, dans l’entraînement de la colère, accusant les Vaïs de je ne sais quel méfait, le grand-prêtre Yeketu s’écria que cette tribu avait plusieurs grands vahi tapus[1], tandis que les Teïs n’en possédaient qu’un seul. Le commandant Collet lui demanda où se trouvait cette case mystérieuse, et le grand-prêtre, avec une expansion qui ne lui était pas ordinaire, promit de l’y conduire. Je fis partie de l’expédition avec le lieutenant Rohr.

Depuis huit jours, des pluies abondantes avaient succédé à une longue sécheresse. La végétation de la vallée s’épanouissait au grand soleil. Sous les goyaviers et les ricins grognaient en nombre considérable les marcassins noirs et les porcs rouges réservés aux festins des grands-prêtres et des chefs. Partout sur notre passage les femmes nous envoyaient du seuil de leurs cases les saluts les plus amicaux. Bientôt s’offrit à nous un large sentier bordé d’énormes blocs de pierre, et nous restâmes confondus, ne pouvant nous expliquer comment, avec les moyens dont ils disposent, les canaques sont parvenus à construire ces murailles cyclopéennes. Au sortir de ce défilé, nous eûmes devant nous le versant d’une montagne qui est le terrain sacré. Des arbres séculaires appartenant aux espèces qui ornent les lieux tapus, des meïs, des tamanus, des badamiers, des evas, placés à distance les uns des autres, étendent au loin des rameaux que ne mutila jamais une main sacrilège, et répandent autour d’eux l’ombrage et la fraîcheur. Nul sentier, nulle trace sur le

  1. Sortes de sanctuaires dont l’entrée est interdite.