Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/627

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de requin des tam-tams, choquaient leurs baguettes au son de cristal. Puis nous explorions les hangars ; notre curiosité paraissait importune aux vieux buveurs de kava, qui, en proie à une ivresse stupide, dirigeaient vers nous le regard sanglant de leurs petits yeux injectés. On eût dit une famille de bêtes féroces troublée dans sa sieste. Ailleurs, un Figaro indigène armé d’un tesson de bouteille ou d’une coquille tranchante rasait le front d’un chef ; plus loin retentissait avec un bruit mat le marteau du tatoueur mordant les chairs vives ; plus loin encore, portant le cachet de l’abrutissement moral et des souffrances physiques à leur dernier période, un grand garçon, venu pour essayer si les dieux teïs lui seraient plus favorables que ceux de sa tribu, geignait en se frictionnant avec les baumes en renom, tandis qu’une prêtresse murmurait des paroles mystiques et sifflait entre ses dents comme une vipère.

Au milieu du jour, la chaleur et la fatigue agissant sur l’assemblée, ces bruits violens s’éteignirent peu à peu, et nombre de gens, retirés sous les hangars ou simplement à l’ombre, se livrèrent à la sieste accoutumée. Ceux qui ne dormaient pas mangeaient, ceux qui ne mangeaient plus causaient, ou bien encore, couchés les deux bras sous la tête et les yeux perdus à la voûte des arbres, ils semblaient en compter les feuilles. Vers quatre heures du soir, avec les premières fraîcheurs de la brise, tout ce monde secoua sa torpeur, et la danse eut alors son tour, — une danse funèbre et assez peu gracieuse, comme on va voir. Une demi-douzaine de femmes de la tribu des Atikokas, d’un âge équivoque, veuves depuis peu ou encore affligées de toute autre perte récente, se produisirent sur la place, et se dépouillèrent de leur ceinture en signe de deuil. Cette affligeante exhibition de corps flétris nous causa tout d’abord un sentiment de compassion et de tristesse en harmonie avec la douleur que leur danse avait pour objet d’exprimer. Elles allaient, se suivant à la file, les coudes en l’air comme des ailes à demi ouvertes, se heurtant l’une à l’autre, les reins agités parfois de tressaillemens spasmodiques. Après avoir exprimé leur affliction par cette pantomime, les lugubres bayadères, exténuées de fatigue, se sentirent tout juste la force de quitter l’enceinte. Leur retraite se fit au milieu des marques de sympathie générale et à notre satisfaction particulière. Puis vinrent des hommes des Taïpis-Vaïs, qui, les bras en l’air et agitant de longues plumes rouges et blanches fixées à leurs doigts, commencèrent à leur tour une danse mêlée de trépidations nerveuses qui ne différait pas sensiblement de celle des vieilles bayadères : ces convulsions grimaçantes et ces visages tatoués finissaient par causer une fatigue, un malaise vertigineux.