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musicale nous laissa sous le coup d’une stupeur mêlée de dégoût. Bien que déjà fort accoutumés à des mœurs excentriques, nous n’eussions jamais imaginé que la pénurie des modèles conduirait les femmes vers un aussi étrange idéal.

Au soleil couchant, une sorte de procession se mit en marche, et, conduite par les tahuas et les tahunas, s’en fut, à la lueur des torches et à grand renfort de musiques baroques, offrir solennellement des offrandes aux dieux. Le tiki, drapé dans une tapa et le front ceint d’un diadème en plumes de coq, s’avançait sur un grossier palanquin jonché de verdure. Autour de lui se dressaient, plantées en cierges, une infinité de baguettes blanches ; quatre hommes suivaient, portant, comme des licteurs, les faisceaux sacrés ; venaient ensuite quatre femmes, travesties en guerriers, puis des porteurs chargés d’un porc rôti, de courges de kava, de jattes de popoï en bois de rose ornées de houppes rouges, de bouquets de plumes, de grappes de verroteries. Après avoir été déposées sur l’autel, auprès du chien offert en holocauste, les offrandes suivirent le tiki dans un vahi tapu hanté la nuit par les dieux. C’était du moins ce que nous affirmait sans rire le grand-prêtre, peu disposé à entendre raillerie sur une question aussi délicate.

Nous quittâmes le koïka au moment où les forces de l’assemblée se retrempaient aux fraîcheurs du soir. De loin, les bruits de la fête nous arrivaient portés par la brise, tandis qu’une vapeur fauve, d’où s’élançaient comme d’un volcan des effluves de lumière, marquait sur les cimes l’emplacement de ce Brocken nukahivien, que la nuit devait trois fois couvrir de ses chastes voiles. Deux jours après, nous retournâmes au koïka. Les rangs des convives s’étaient fort éclaircis : on buvait, on mangeait, on chantait encore, on dormait surtout. À chaque pas, le pied glissait sur des débris d’alimens. Des hommes abrutis par le kava et le namu[1] nous contemplaient d’un regard stupide, nous appelaient d’une voix éteinte, nous suivaient d’un pas alourdi. Des femmes exténuées ou plutôt des goules aux traits flétris, les yeux ternes et le sourire hébété aux lèvres, à peine drapées de tapas en lambeaux, reposaient étendues sans souci des ornemens qui l’avant-veille encore faisaient leur gloire et leur richesse, et de partout dans cette lourde atmosphère s’élevaient d’acres odeurs qui attiraient sur la place des nuées de moustiques. Telle est la fin de tout koïka. Nous nous enfuîmes avec dégoût, avides d’air pur, de silence et d’ombre, et jamais je n’ai respiré avec plus de passion les bouquets de gardenias, jamais je n’ai baigné avec plus de volupté que ce jour-là mes bras et mon

  1. Nom donné par les indigènes à l’eau-de-vie.