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cha la tête de l’animal, et on la suspendit au chevet du mort. Les kakius se servirent, et le reste des mets fut livré à l’assistance. Une calebasse pleine de kava passa ensuite de bouche en bouche dans le groupe privilégié. Le repas terminé, Te-Moana sortit, et la case se vida peu à peu. Quand nous la quittâmes à notre tour, il n’y restait plus que trois femmes chargées de veiller le mort et d’en défendre l’approche aux chiens et aux rats.

Le lendemain, le corps était transporté dans une case où des femmes devaient en poursuivre la préparation. Nous le retrouvâmes quinze jours après. Il occupait une place de la couche commune, et près de lui des hommes, des femmes, des enfans, pleins de santé et de jeunesse, dormaient, mangeaient, vivaient enfin au milieu d’une atmosphère nauséabonde et méphitique dont ils ne semblaient pas avoir conscience. Le bas de la pirogue funèbre passait entre deux poteaux parallèles reliés par un bambou qui était fixé horizontalement à quelques pieds du sol. Chaque nuit, on asseyait le cadavre, on lui attachait les poignets sur la traverse horizontale, et dans cette position les femmes le frictionnaient avec de l’huile. L’usage de conserver durant des mois entiers les morts parmi les vivans est très commun à Nukahiva. Mainte fois pendant nos promenades une bouffée d’air empesté nous révélait le voisinage d’un de ces tristes dépôts. Chaque nuit frotté d’huile, chaque jour exposé au soleil sur la plate-forme des cases, le corps finit par se dessécher ; mais le plus souvent, malgré toutes les précautions, il tombe en poussière. Si l’opération réussit, le corps, cerclé de bandelettes sans nombre comme les momies égyptiennes, est recouvert d’une seconde pirogue soudée à la première par de merveilleux amarrages. Cette boîte occupe alors un moral particulier dressé sur une estrade dans la campagne, ou bien encore une place dans quelque vahi-tapu.


IV.

Confians et tranquilles dans notre voisinage durant la première période de l’occupation française, les Nukahiviens vivaient ou mouraient ainsi à leur guise ; mais aussitôt que certaines mesures émanées d’un pouvoir devenu plus fort contrarièrent leurs habitudes, la sérénité de la situation fut compromise, et quelques prises d’armes ensanglantèrent les riantes vallées d’Avao et d’Acauï.

La plus sérieuse de ces prises d’armes eut lieu en 1845 : elle s’ouvrit et se dénoua d’une façon tragique. À cette époque, M. Amalric, chef de bataillon d’artillerie, exerçait le pouvoir dans le groupe nord-ouest de l’archipel. Continuant la politique de son devancier,