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avant de marcher l’égale de l’architecture, de la statuaire et de la peinture, et d’emboîter en quelque sorte le pas du siècle, il lui fallut grandir, gagner des forces, faire ses années d’apprentissage, et ce n’est guère que vers notre époque qu’elle devait, à vrai dire, atteindre à la maturité. Aussi voyons-nous se précipiter les phases de son développement à mesure qu’elle approche de cette bienheureuse période qui va la mettre enfin en pleine possession d’elle-même.

Ou je me serai mal expliqué, ou chacun comprendra maintenant le désaccord qui vers 1755 devait exister entre l’esprit du temps et le génie d’un Sébastien Bach. Il n’y avait Là qu’une question de forme, qu’une question purement spécifique, comme on dirait en Allemagne. La musique, n’ayant pas eu un développement analogue à celui des autres arts, vivait absorbée dans les difficultés de la syntaxe, dans son algèbre de problèmes harmoniques, dont la solution lui devait suffire jusqu’au jour où, les difficultés techniques étant surmontées, l’artiste n’aurait plus à dépenser le meilleur de sa vie et de son inspiration à se rendre maître de la forme, qu’il allait considérer désormais non plus comme le but suprême, mais comme le simple moyen d’exprimer son idée. A la période architecturale, dont Sébastien Bach serait le Vitruve, succède la période de l’âme, si délicieusement personnifiée dans Mozart. Avec Beethoven s’ouvre la grande, l’infinie période de l’esprit humain. Ce beau qui naguère suffisait à Haydn, à Mozart, ne suffit plus à Beethoven; sa symphonie est un poème, un drame, une épopée, et Shakspeare dans Hamlet, Goethe dans Faust et Werther, Chateaubriand dans René, n’ont pas plus puissamment rendu les troubles, la mélancolie, les désespoirs, les aspirations de l’homme moderne. L’œuvre qui pour les autres fut un travail d’artiste et de musicien devient pour Beethoven un acte de délivrance. Il y met toutes les tendresses, toutes les rêveries, tous les sanglots de sa grande âme; il y met jusqu’au fruit de ses lectures, et comme ce statuaire fondant son argenterie et ses joyaux pour remplir le moule du Persée, littérature, histoire, philosophie, tout lui est bon pour agrandir, ennoblir, régénérer la forme musicale[1].

Voilà ce que j’appelle un révélateur : de Mozart à Beethoven, la distance franchie est immense. L’un appartient encore au vieux monde, l’autre a le souffle et le verbe des temps nouveaux; l’un me représente Pérugin, l’autre Michel-Ange, le Michel-Ange de la chapelle Sixtine écrasé sous l’énorme poids des compassions

  1. Voyez, pour cet élément historique, les Ruines d’Athènes, les intermèdes d’Egmont, l’ouverture de Coriolan, et, pour le côté purement spéculatif, métaphysique, les sonates de la seconde et troisième période.