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Que dire aujourd’hui de Robert le Diable qui ne paraisse oiseux et rebattu? « Partout où je vois de grands effets produits, écrivait Goethe, j’ai pour habitude de supposer de grandes causes. » Et autre part : « Ce qui s’est maintenu vingt ans dans la faveur et l’admiration du public ne saurait cependant ne point être quelque chose! » Robert le Diable est de 1831 ; nous sommes en 1859, ce qui fait, si je calcule bien, une carrière de vingt-huit ans déjà parcourue au milieu des applaudissemens, — huit ans de plus que n’en exigeait le grand maître de l’esthétique moderne. Quand vous aurez compté le temps qu’a déjà vécu ce succès, mesurez l’espace des lieux qu’il a remplis. Que sont, même avec leurs dix mille francs de recettes chacune, les trois ou quatre cents représentations données sur notre grande scène auprès de l’unanime consécration décernée au chef-d’œuvre par les suffrages du monde entier? Dans quelle langue ne l’a-t-on pas traduit : allemande, anglaise, italienne, hollandaise, russe, polonaise, danoise? En Amérique comme en Angleterre, à la Nouvelle-Orléans comme à Londres, on a vu toute une saison la troupe française et la troupe italienne chanter Robert le Diable à tour de rôle. A Alger, à La Havane, au Mexique, et jusque sur la côte de Madagascar, jusque chez les sauvages, partout même curiosité, même attrait, même admiration.

J’ai souvent ouï dire que Meyerbeer avait eu le très rare avantage de rencontrer toujours d’excellens poèmes; mais pourrait-on nier que cette bonne fortune, c’est à lui-même, à son seul génie qu’il la doive? Meyerbeer suscite ses poèmes, il en commande le tracé, se réservant de redresser en temps et lieu les bévues de ses architectes et de vivifier cette lettre morte. Il y a dans Robert le Diable, dans les Huguenots, dans le Prophète, des élémens de style, de poésie, d’histoire, de philosophie de l’art, dont ne s’est à coup sûr jamais douté M. Scribe, qui, pour donner ample et libre carrière à l’imagination de son maestro, s’était avisé d’évoquer toute une théorie de nymphes au troisième acte de Robert le Diable, des nymphes portant des rameaux d’or, de vraies nymphes échappées des filets de Vulcain ! Meyerbeer trouva l’invention délicate en plein moyen âge, sourit légèrement, et, sans avoir l’air d’y toucher, proposa la scène des nonnes.

Ce mot de philosophie de l’art que j’ai prononcé tout à l’heure, un bien gros mot en vérité, et dont il ne faut pas abuser, sied néanmoins merveilleusement à caractériser le génie de Meyerbeer. Il y a chez lui de ces effets qu’un simple musicien, si grand qu’on se l’imagine, ne saurait produire. Prenez un Italien de belle et bonne race, et donnez-lui à mettre en musique le trio de Robert le Diable; qu’y verra-t-il, fût-ce Mercadante ou Bellini? Une situation dramatique,