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d’édifices splendides. L’ancienne salle de l’Opéra, à l’intérieur enfumée et sombre, avait néanmoins quelque chose d’imposant. Soit qu’on s’imaginât voir revivre dans ces vastes espaces les personnages du temps passé, soit qu’involontairement on rattachât à ces murailles les traditions d’une période illustre pour les arts, l’ancien théâtre inspirait aux Berlinois un sentiment tout particulier : c’était l’ancien opéra, c’est-à-dire un objet de vénération, presque de piété. Or il advint qu’un soir le noble et respectable monument brûla. Par un coup de la Providence, la représentation avait cessé depuis longtemps, et par bonheur aussi aucun vent ne soufflait, de sorte qu’on put forcer la flamme à se consumer dans son cratère, et qu’il n’y eut en somme qu’un vieil édifice de moins dans Berlin. On prétend même que nombre de bourgeois ne virent dans ce désastre public que l’occasion d’avoir une salle d’opéra toute neuve et naturellement beaucoup plus belle. Cette salle s’acheva comme par enchantement, et d’autant plus vite que les anciens murs purent servir. Pour le matériel, les fabriques royales firent des prodiges; seulement, à la place du marbre, du bronze et des tapisseries des Gobelins, solides élémens des constructions et du luxe d’autrefois, on vit figurer le carton-pierre, le zinc, les tentures de damas et de velours. N’importe, pour les yeux l’impression devait être égale, sinon supérieure. L’éclairage au gaz, cette lumière à la blancheur de craie, succédant aux paisibles et modestes lueurs des bougies, allait séduire tout le monde, et ce serait à qui battrait des mains à ces idoles de carton-pierre versant des torrens de clartés à confondre de honte et de désespoir les pauvres nymphes de bronze du bon vieux temps.

Cependant cette salle non encore terminée était depuis six mois louée d’avance, et le jour de l’inauguration approchait au milieu de la curiosité la plus ardente. On savait que Meyerbeer venait d’écrire un opéra tout exprès pour la circonstance, et que dans cet opéra, dont M. Louis Rellstab avait fourni le libretto, le grand Frédéric, le vieux Fritz, comme on dit à Berlin, jouerait de la flûte. A l’incomparable attrait d’un tel programme, quel cœur vraiment prussien eût résisté? La représentation fut triomphale. La cour en gala, les femmes en toilette de bal, sous les mille feux d’un lustre immense, offraient un spectacle féerique, et de chaque bouche s’échappait au premier abord un cri d’admiration. La toile se leva, puis, après quelques scènes du plus pittoresque intermède, Jenny Lind parut en Vielka, svelte, fringante, un peu bohème, les pieds serrés en d’étroits brodequins. EEle chanta ces ravissans couplets dont Mme Caroline Duprez et Mme Cabel nous ont, hélas! donné dans l’Etoile du Nord une si pâle traduction, et ce fut un élan, une verve, une in-