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vient de subir une fâcheuse réprimande. — Non, me dis-je à la fin, je ne dois décidément pas éclaircir ce mystère. N’en parlons plus, je ne veux plus songer à tout cela.

Une semaine se passa. Je tâchai de repousser loin de moi le souvenir de l’inconnue, de son compagnon et de mes rencontres avec eux ; mais ce souvenir me poursuivait constamment et me harcelait avec toute l’importune persévérance d’une mouche pendant la sieste. Lucavitch me revenait aussi continuellement à la mémoire avec ses regards mystérieux, ses discours pleins de réticence et son sourire tristement froid. La maison même, quand je me la rappelais, la maison semblait me contempler avec malice à travers ses volets à demi fermés, comme si elle se fût moquée de moi et m’eût dit :

— Après tout, tu ne sauras rien…

Bref, je perdis patience, et un jour je me rendis à Glinnoë. Je dois avouer que je ressentis une agitation assez vive en m’approchant de la mystérieuse habitation. Il n’y avait rien de changé dans l’extérieur de la maison : les mêmes fenêtres fermées, le même aspect lugubre et délaissé ; seulement, au lieu de Lucavitch, c’était un jeune garçon d’environ vingt ans qui était assis sur le banc au-devant de la petite aile. Il portait un long cafetan en nankin et une chemise rouge. Il sommeillait la tête inclinée sur la paume de sa main. Par momens, elle était prise d’un mouvement oscillatoire, puis il la relevait en sursaut.

— Bonjour, frère, lui dis-je à haute voix. — Il se leva vivement et dirigea sur moi de grands yeux étonnés. — Bonjour, frère, répétai-je. Et où est le vieux ?

— Quel vieux ? demanda lentement le gamin.

— Lucavitch.

— Lucavitch ! — Il regarda de côté. — Vous avez besoin de Lucavitch ?

— Oui. N’est-il donc pas à la maison ?

— Non, dit le garçon en balbutiant ; il… Comment vous le dire ?

— Est-il malade ?

— Non.

— Eh bien ! quoi ?

— Il n’y est plus.

— Comment ?

— Il lui est arrivé un malheur.

— Est-il mort ? lui demandai-je d’un air consterné.

— Il s’est pendu, dit le jeune homme à demi-voix.

— Pendu ! m’écriai-je avec terreur.

Nous nous regardâmes sans nous parler.

— Y a-t-il longtemps ? demandai-je enfin.

— C’est aujourd’hui le cinquième jour. On l’a enterré hier.