Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/717

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et qui s’ouvrait… comme cela, un peu. Mon oncle était couché et tournait le dos à la porte, et vous pouvez vous rappeler qu’il avait toujours l’oreille un peu dure ; mais alors il se releva vivement : « Qui m’appelle ? qui vient me chercher, me chercher ? » Et il s’en alla dans la cour la tête nue… Qu’y a-t-il donc ? me demandai-je, et, misérable que je suis, je me rendormis. Je me réveillai le lendemain matin… Lucavitch n’était pas là… Je sors de la chambre, je me mets à l’appeler, il n’était nulle part. « N’avez-vous pas vu sortir mon petit oncle ? dis-je au garde. — Non, me répondit-il, je ne l’ai pas vu. » Nous fûmes subitement saisis de terreur : « Allons, Fedorovitch, dis-je, allons voir s’il n’est pas dans la maison. — Allons, Vassili Timofeitch, » répliqua-t-il. Et il était tout blanc comme de la terre glaise. Nous entrons dans la maison ; je passe devant le garde-meuble, un cadenas ouvert pendait du piton ; je pousse la porte, mais elle était fermée en dedans… Fedorovitch court aussitôt pour faire le tour et regarder par la fenêtre. « Vassili Timofeitch ! me crie-t-il, les pieds pendent, les pieds… » Je vais à la fenêtre. Ces pieds étaient ceux de Lucavitch. Il s’était ainsi pendu au milieu de la chambre. On envoya chercher la justice… On le détacha de la corde : elle avait douze nœuds.

— Et qu’a fait la justice ?

— Oui, qu’a-t-elle fait ? Rien. On réfléchissait pour trouver quel motif il pouvait avoir : de motif, il n’en avait pas. On décida alors qu’il n’avait pas dû avoir toute sa raison. Dans les derniers temps, il souffrait souvent de la tête.

Je passais encore environ une demi-heure à causer avec le jeune garçon et m’en allai enfin, complètement troublé. J’avoue que je ne pouvais plus regarder cette maison délabrée sans une terreur superstitieuse… Je quittai la campagne un mois après, et j’oubliai peu à peu et ces rencontres et ces terreurs.


II.

Trois années s’étaient écoulées. J’avais passé une grande partie de ce temps soit à Pétersbourg, soit en France, et si j’étais allé chez moi à la campagne, je n’avais pas été une seule fois ni à Glinnoë ni à Michaïelovskoë. Je n’avais vu nulle part ni mon inconnue, ni son cavalier. Il m’arriva à la fin de la troisième année de rencontrer dans une soirée, à Moscou, Mme Chlikof et sa sœur, Pélagie Badaef, cette même Pélagie que dans mon absurdité je m’étais toujours figuré n’être qu’une personne imaginaire. Ces deux dames n’étaient plus de la première jeunesse ; elles possédaient néanmoins un extérieur agréable, leur conversation était spirituelle et gaie ; elles avaient beaucoup voyagé, et voyagé avec fruit, mais il n’y avait dé-