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« ALBERT DÜRER. — Les deux Chevaliers armés. — Pinacothèque de Munich. — Ils se tiennent tous deux debout devant leur cheval: ils ont l’air de bourgeois sous l’armure de chevaliers. Rien de hardi, de chevaleresque et d’aventureux dans ces deux hommes ; ils semblent soucieux et tristes ; leurs têtes pensives ne sont déjà plus du moyen âge. On dirait qu’ils sont une image de ce XVe siècle où ils vivent, siècle troublé, souffrant, où commence un monde nouveau et où finit douloureusement l’ancien état de choses. Dans beaucoup de tableaux d’Albert Dürer, on sent comme la fin du moyen âge et la transition à une époque moderne. Expression de malaise. Ces têtes magnifiques sont pleines de la poésie sérieuse, triste, qu’Albert Dürer sait tirer de la nature, de la réalité prise telle qu’elle est, et fortement exprimée... Ces deux chevaliers sont déjà sur le déclin de l’âge viril ; ils sont comme la dernière expression de la chevalerie détrônée et dépouillée de la fierté et de l’ardeur de sa brillante jeunesse, soucieuse sous le casque ; quelque chose de populaire. »

« RUBENS. — L’Arc-en-ciel. — Exposition de Manchester, 1857. — Immense tableau. C’est la vie de la nature tout entière embrassée dans une toile. En avant, des troupeaux, des granges, les travaux de la campagne ; une lisière de bois, des prairies, des arbres ; des collines au loin, où tous les effets de la mouvante lumière se jouent dans le ciel et dans l’air. C’est le sein de la fertile nature, avec tous ses plis et ses dons, étalé largement devant nous. Ici comme partout c’est le mouvement, c’est l’aspect vivant et multiple des choses que le peintre a en vue et rend avec une richesse merveilleuse. Les effets changeans, fugitifs des nuages, des coups de soleil après la pluie, caractérisés par la présence de l’arc-en-ciel, sont saisis et fixés avec puissance et sans rien perdre de leur mobilité. L’arc-en-ciel n’est que le signe d’un moment particulier de la vie de la nature, de cette fraîcheur, de cet éclat de lumière et de cette légèreté d’ombre qui se répandent entre le soleil clair et les vives ondées. Les groupes de paysans sur le devant sont des chefs-d’œuvre de mouvement et de caractère dignes de la Kermesse. Un champ de blé et des charrettes qu’on charge. Rubens ne se perd pas dans les détails, ils disparaissent dans le tableau, comme ils le feraient dans la nature. Quel espace ! quelle vérité vivante dans ce grand bois sombre avec ses ombres allongées sur le gazon humide, dans cette lumière légère et dorée de la plaine !... Ce n’est pas la mélancolie, ce n’est pas le sourire connu, le loisir aimable de la nature que peint Rubens, ni sa tranquille majesté ; c’est tout le mouvement qui s’y fait sans cesse, les nuées qui passent, les mobiles lumières et les ombres qui courent, changeantes, sur le dos des plaines. »