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les villes. Il y a du vrai dans cette observation, d’ailleurs si absolue, car si l’on trouve dans les campagnes des hommes doués de toutes les vertus privées, on ne saurait malheureusement nier que les villes seules contiennent des citoyens. Mme Crawford reproche leur ignorance aux paysans de la Toscane ; la diffusion des lumières au sein des campagnes serait un fait trop nouveau dans les pays catholiques pour qu’on pût s’étonner de ne l’y pouvoir signaler. La superstition n’est point plus un trait caractéristique, quoique celle des Toscans soit parfois singulière. Ainsi ils sont persuadés que si le vin, qui est leur principale récolte, fait défaut depuis plusieurs années, on doit s’en prendre à la fumée que vomissent les locomotives des chemins de fer, ou même à la suppression du carnaval, qui avait été aboli à la suite des troubles de 1848, et qui a été rétabli récemment ! Certes voilà les marques d’une civilisation peu avancée, et cependant les paysans de la Toscane sont remarquables par un atticisme qu’on chercherait vainement ailleurs. Pour langue, ils n’ont point, comme leurs voisins de l’Italie du nord, un dur et affreux patois, mais l’admirable idiome du XVIe siècle que parlaient Machiavel, l’Arioste et Guicciardin. Aujourd’hui même, quand les maîtres en beau langage craignent de se laisser égarer par le goût dominant, ils se réfugient quelques mois dans ces poétiques montagnes, et s’y retrempent pour nous donner ensuite des modèles comme les écrits de M. Tommaseo.

Il faut être de mœurs naturellement délicates et exquises pour conserver ainsi sans altération grave les traditions d’une glorieuse époque ; aussi les paysans de la Toscane sont-ils d’une politesse qui charme les étrangers. On sait si les Anglais sont peu sensibles à cette qualité précieuse, qui n’est pour eux qu’affectation ridicule. Cependant Mme Crawford l’admire chez ces campagnards, parce qu’elle vient visiblement du cœur et non de ces règles artificielles qu’on suit dans les villes d’un air compassé. Rien n’est plaisant et mélodieux comme leur felice giorno, leur felice notte ; leur hospitalité est cordiale et naturelle ; ils s’excusent d’avoir si peu à offrir, mais ils offrent toujours quelque chose, un fruit, des fleurs, ou, à défaut de ces objets poétiques, des fèves, des petits pois ; ils invitent gracieusement leurs hôtes à rester plus longtemps chez eux ou du moins à revenir. Quel intérêt peuvent-ils avoir à être polis ? se demande l’écrivain anglais. Avec l’esprit positif de son île, l’auteur de Life in Tuscany trouve deux raisons pour expliquer leur accueil aimable, l’une particulière, l’autre générale : la première, c’est que les paysans italiens professent une admiration profonde pour John Bull ; la seconde, c’est que l’isolement où ils vivent leur fait une loi de la politesse, qui peut seule le faire cesser.

Il est certain que, l’Anglais en voyage, — et ils ne voient que celui-là, — étant un Crésus pour ces pauvres gens, ils se font de la Grande-Bretagne une idée extraordinaire. S’ils savaient assez de géographie pour avoir ouï parler du Pactole, ils croiraient certainement que le Pactole traverse Londres. Ils racontaient volontiers au sujet de Rosa Madiaï, condamnée, comme on sait, à la prison pour avoir lu la Bible, que le ministre anglais avait écrit au grand-duc que, si dans six semaines il n’avait pas remis Rosa et son mari en liberté, l’Angleterre enverrait une armée pour les délivrer et raser Flo-