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suite s’étant trouvée inutile, ordre fut donné de reprendre la direction de notre bivouac du matin, le bivouac de Kerkalüz. L’orage continuait, mais sans pluie; des bouffées d’air chaud nous brûlaient la figure, la soif nous étreignait à la gorge. Nous revînmes à Kerkalüz sous le poids d’une vague inquiétude que la présence d’un ennemi nouveau, le choléra, allait bientôt justifier.


IV.

La journée touchait à sa fin, aucune goutte de pluie n’était tombée, et le temps restait orageux. Le général avait fait dresser sa tente sur une petite élévation de terrain qui dominait tout le bivouac. J’étais près de lui. Il était à pied, causant avec un colossal bachi-bozouk, Turc du plus beau type, son chaous[1] de prédilection. Il s’interrompit un moment pour me donner un ordre à porter dans le bivouac, qui était à nos pieds. Je partis, et mon absence ne dura point un quart d’heure. A mon retour, le général était seul, et je remarquai une profonde altération sur ses traits. — Vous avez vu, me dit-il, le bachi-bozouk avec lequel je causais il n’y a qu’un instant? — Et sans me laisser le temps de répondre : — Voilà qu’on l’enterre, ajouta-t-il, il vient de mourir subitement! — Cet homme était la première victime du fléau qui allait nous décimer. Le choléra nous annonçait sa visite.

La nuit qui précéda cet événement sinistre fut horrible. De dix heures du soir à minuit, deux cents bachi-bozouks furent frappés et moururent. Personne ne dormait. A chaque instant, le général recevait d’affreuses nouvelles; mais son âme intrépide était plus forte que le mal. Il voulait recommencer sa battue le lendemain, et avait même fait appeler le commandant Magnan pour lui donner une petite colonne; le choléra était trop bien notre maître, et il fallut abandonner ce projet. Enfin nous vîmes poindre les premières clartés du matin, et en même temps se dessinèrent au milieu du crépuscule, sur notre droite, dans la direction de Varna, les masses de la première division, commandée par le général Espinasse, qui, resté en arrière de nous, mais informé de nos deux engagemens, accourait à notre aide. Il craignait que nous n’eussions affaire à tout le corps d’armée russe, que l’on évaluait à dix mille hommes avec trente-cinq pièces de canon. Il avait décampé la nuit, sans sacs, et ce fut peut-être sa seule faute, car les sacs contenaient les couvertures, qui allaient devenir plus précieuses que les fusils. Les Russes en effet étaient loin, et peut-être aussi malades que nous.

  1. Exécuteur des hautes-œuvres.