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condamnée à mourir pour les classes cultivées, est une langue vivante encore et qui vivra longtemps chez son rustique auditoire. Si l’auteur de Miréio est une imagination plus richement douée, si M. Aubanel déploie bien autrement de passion et de vigueur, le poète des Crèches n’a pas la moins bonne part. On nous assure que M. Roumanille n’éprouve aucune peine à proclamer la supériorité de ses émules; amoureux comme il l’est de l’idiome de ses chers paysans, il est heureux de voir cet idiome illustré par des œuvres brillantes. C’est lui qui a publié Miréio, et qui le premier, dans un cri de joie et de triomphe, a signalé l’œuvre de son ami comme l’épopée de la Provence moderne. Il annonce d’avance, avec la même cordialité, les recueils que prépare M. Théodore Aubanel. Nous lui conseillons cependant de ne pas imiter ses disciples d’autrefois, qu’il appelle aujourd’hui ses maîtres. Enfermé dans son humble domaine, il fera bien de ne pas chercher à en sortir; c’est la condition et le gage de son influence morale. — Il y a sept ans, je caractérisais ainsi ses premiers travaux : « Le témoignage d’une estime vraie, un précieux suffrage adressé à l’homme, voilà les récompenses que M. Roumanille préfère, après la vue même du bien qu’il a réussi à produire. Que les récompenses littéraires lui viennent un jour ou qu’elles lui fassent défaut, que Paris sache son nom ou l’ignore, il n’en sera ni plus ni moins dévoué à sa tâche. » M. Roumanille, nous l’espérons pour la Provence, restera fidèle à cette inspiration. Qu’il poursuive son apostolat populaire; que sa poésie sereine et riante continue de chanter les joies du travail, la grâce de la charité, les enchantemens de la nature; que ses peintures des mœurs agrestes, que ses satires sans fiel et ses figures comiques donnent encore de joyeuses leçons aux ouvriers de la ville et de la campagne : sa renommée, très modeste sans doute, sera solidement assise. Pendant bien des années, les paysans de la vallée du Rhône, récitant la Jeune Fille aveugle et la Part de Dieu, se rappelleront le fils du jardinier qui retrouva un matin la poésie provençale, si pure, si bienfaisante, à l’ombre des pommiers de Saint-Rémy.


SAINT-RENE TAILLANDIER.