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— J’ai transmis vos ordres, répondis-je ; mais… vous n’avez aucune inquiétude de laisser vos enfans seuls, à cheval, dans ce grand parc ?

— Aucune, répondit-il. Ils ont des chevaux sûrs, et ils les manient très bien. D’ailleurs, quand ma fille est avec son frère, elle est prudente, et il est fort docile à ses avis. Ils s’aiment beaucoup.

J’aurais pu le questionner en ce moment sans qu’il en prît de l’ombrage, car il était évidemment préoccupé ; mais je ne voulus rien savoir de sa fille, et nous rentrâmes sans qu’il eût retrouvé sa liberté d’esprit. Qu’avait-il donc ? — Je le sus au moment où il descendit de cheval. Il avait un brin d’herbe dans son chapeau, un brin d’herbe hétéroclite, qu’il n’avait jamais vu dans cette région et qu’il ne croyait pas devoir y rencontrer. Il s’empressa de le remettre à une espèce de cuistre vêtu de noir et cravaté de blanc qui vint à notre rencontre et qui lui promit d’en tenir note, après quoi, recouvrant sa placidité, M. Butler ordonna à son préparateur, — tel était l’emploi de ce personnage, — de nous ouvrir les portes du muséum.

L’examen dura au moins deux heures, et encore n’avais-je vu que la moitié de ces richesses botaniques, minéralogiques et zoologiques, quand la cloche du dîner sonna. Nous n’avions pas encore pénétré dans la bibliothèque et dans les laboratoires ; l’observatoire eût demandé une journée entière, et enfin l’ouverture de la collection archéologique était réservée pour la semaine suivante, car elle devait jusque-là s’enrichir d’objets nouveaux du plus haut intérêt.

J’étais très fatigué, non pas d’avoir vu des choses effectivement très curieuses et que j’étais loin d’aborder en indifférent, non pas d’avoir écouté les explications concises et intelligentes de M. Butler, entremêlées de récits intéressans de ses voyages, mais de n’avoir pu me soustraire à la figure désagréable et au regard de dédain hébété de son préparateur. M. Junius Black était cependant un assez beau garçon, jeune encore et très propre pour un savant ; mais il paraissait me trouver stupide, il souriait de la peine que prenait son patron pour un âne de mon espèce, il ouvrait les armoires, il exhibait les échantillons précieux de l’air d’un homme qui croit semer des perles devant les pourceaux. Enfin il m’était odieux, ce personnage. Son attitude me rendait muet devant les plus belles choses, ou quand je me sentais obligé de témoigner mon admiration, il ne me venait sur les lèvres que des exclamations absurdes ou des réflexions à contre-sens. Et puis, chaque objet rare étalé devant moi m’éclairait sur la véritable situation de M. Butler. Ce n’était pas seulement un homme un peu riche qui pouvait laisser