Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/980

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’imagination est plus forte qu’agile. Le plus grand artiste anglais contemporain, Thomas Carlyle, présente sous ce rapport certaines ressemblances avec M. Victor Hugo.

Cette volonté opiniâtre joue un grand rôle dans le travail de M. Hugo, car c’est elle qui lui fournit les procédés dont il se sert, les outils qu’il emploie, les cires et les cimens dont il fait usage pour rapprocher les diverses parties de son œuvre, masquer les défauts, dissimuler les trous et les fêlures. Cependant elle n’est malgré tout chez lui qu’une faculté secondaire; elle est l’ouvrier et non l’artiste, le maçon et non l’architecte, comme dirait M. Hugo lui-même dans ce style antithétique qui lui plaît tant. Sa grande faculté, c’est l’imagination. Quels sont les caractères de cette imagination, la plus surprenante qui se soit rencontrée dans la littérature française, si surprenante qu’elle est encore aujourd’hui une énigme pour beaucoup de Français, un scandale pour beaucoup d’autres? En vérité la muse de M. Hugo n’est point difficile à définir et à décrire, car elle s’explique d’elle-même, naïvement, brutalement, sans avoir recours à aucune ruse. Elle ne dissimule rien; elle apparaît devant nous telle qu’elle est, altière, vigoureuse, provocante, confiante dans sa force, qu’elle est avant tout désireuse de montrer. Elle ne connaît point l’art subtil de capter les esprits ni de séduire les cœurs, elle n’a point de secrets mélodieux à vous chuchoter à l’oreille; ses paroles sont des oracles retentissans comme des éclats de tonnerre. Elle semble ignorer la finesse, la tendresse et la discrétion, quoiqu’on l’ait entendue autrefois soupirer comme jadis Polyphème pour Galatée, et alors ses chants avaient été si sonores et si tendres que les oiseaux des bois auraient pu s’arrêter pour les entendre. Les parfums abondent sous ses pas, mais c’est que ses pieds puissans écrasent devant elle et sans qu’elle y prenne garde les œillets et les roses. Elle a des ailes, mais ce sont les ailes de l’aigle et du condor, capables d’un essor prodigieux qui l’emportera par-delà les nuées dans les régions des solitudes effrayantes ou dans le voisinage du soleil, incapables d’un vol modéré qui la soutienne dans ces régions heureuses d’où l’on entend, adoucis par la distance, les bruits aimables de la vie. Elle aime la violence et se complaît dans la colère. Ses armes ne sont pas ces flèches aux pointes d’or dont le divin Phébus perça les pythons de l’abîme, ni ce stylet souple et fin dont Apollon berger écorcha jadis l’envieux Marsyas; non, ses armes sont la hache et la massue du guerrier barbare, les larges flèches du soldat parthe qui clouaient en terre l’ennemi comme des pieux. Tous les spectacles effrayans et sublimes sont ceux qu’elle préfère : la guerre, l’orage, la mort, les civilisations primitives avec leurs babels et leurs orgies {{Tiret|retentis|santes,