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reuse et vraiment enviable ! Quand il avait été vaincu, il l’avait été loyalement. Aussi Fabrice d’Albenga ne croit-il pas au mal et au mensonge. Le portrait de ce martyr de la confiance est dessiné par M. Hugo en quelques vers qui rendent admirablement la mâle candeur du héros :

Maintenant il est vieux ; son donjon, c’est son cloître ;
Il tombe, et, déclinant, sent dans son âme croître
La confiance honnête et calme des grands cœurs ;
Le brave ne croit pas au lâche, les vainqueurs
Sont forts, et le héros est ignorant du fourbe.
Ce qu’osent les tyrans, ce qu’accepte la tourbe,
Il ne le sait ; il est hors de ce siècle vil ;
N’en étant vu qu’à peine, à peine le voit-il ;
N’ayant jamais de ruse, il n’eut jamais de crainte ;
Son défaut fut toujours la crédulité sainte,
Et quand il fut vaincu, ce fut par loyauté ;
Plus de péril lui fait plus de sécurité.
Comme dans un exil, il vit seul dans sa gloire ;
Oublié, l’ancien peuple a gardé sa mémoire,
Mais le nouveau le perd dans l’ombre…
...............
Il n’a pas un remords et pas un repentir.
Après quatre-vingts ans son âme est toute blanche…

Ratbert envoie au confiant Fabrice un messager chargé d’une lettre dans laquelle il sollicite poliment l’honneur de rendre visite à la petite Isora, sa parente, et à son aïeul ; des jouets splendides, cadeau vraiment royal, accompagnent la lettre. « Qu’il soit le bien-venu ! s’écrie Fabrice ; vite, qu’on baisse les ponts et qu’on prépare tout dans le donjon pour cette fête inespérée ! » Imprudent Fabrice ! les corbeaux et les vautours en savent plus long que lui sur les projets et le caractère de Ratbert, car ils accourent en foule et descendent dans la cour, où sont dressées les tables du festin comme dans un champ de carnage. Leur instinct ne les avait point trompés : toutes les faims seront satisfaites. Aussitôt que le soir est venu, l’orgie commence, et avec l’orgie le massacre. La garnison de Final est exterminée par les convives hypocrites, qui se donnent la double joie de tuer et de boire alternativement. M. Victor Hugo, avec le talent d’artiste qu’on lui connaît, a réussi à rendre merveilleusement le chaos sanglant, le tumulte, le grouillement impur de cette orgie. C’est un sabbat de vampires et de goules, non plus dans un affreux cimetière, au milieu des tombes ouvertes, mais dans un palais d’Italie, car dans cette scène la somptuosité se mêle à l’horreur. Cette description est égale aux toiles les plus colorées de Rubens ; le génie de la poésie y a lutté victorieusement avec le génie de la peinture :