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de nous peut en faire abstraction pour lui-même sans qu’elle lui paraisse moins nécessaire pour les autres. Oui, je puis, moi, indigne et chétif membre de la famille humaine, je puis croire un instant ma personnalité trop indifférente à l’ordre général de l’univers pour stipuler que ma destinée doit dépasser mon existence actuelle, et pourtant affirmer encore qu’il n’en peut pas être de même pour beaucoup d’autres. Peut-être Job n’a-t-il plus rien à espérer depuis que sa fortune lui a été rendue au triple[1] ; mais que quatre clous suffisent pour anéantir le juste persécuté dont l’esprit vivait en Dieu, voilà ce qui est impossible à croire. Quand même je n’aurais rien à en espérer pour moi-même, je réclamerais encore à grands cris de la sagesse éternelle une autre manière de gouverner le monde. Et il m’importerait peu à ce point de vue que l’œuvre du crucifié se multipliât féconde et bienfaisante après lui. Plus j’en jouirais moi-même, plus je verrais avec indignation la pierre de son sépulcre. Non ; la preuve que la vie personnelle se prolonge au-delà de la tombe, c’est que nous voyons commencer une foule de choses, inséparables de la personne, qui doivent se terminer ailleurs, à moins que la raison souveraine, qui nous apparaît si parfaite, si fidèle à elle-même dans toutes les choses visibles, ne devienne une fantaisie capricieuse dès qu’on arrive aux choses de l’esprit.

Je ne me dissimule pas que j’aborde ici un terrain sur lequel l’ouvrage que j’ai pris pour type d’une œuvre de critique religieuse renouvelée ne s’avance qu’avec une circonspection extrême. La fin de l’introduction souffre à mon avis du silence gardé sur l’immortalité individuelle et consciente. Pourtant je ne crois point que M. Renan ait dit ici son dernier mot. Il y a dans ses autres écrits et même dans l’introduction dont nous parlons plus d’un passage qui nous autoriserait, ce me semble, à lui reprocher d’être incomplet plutôt que d’être négatif. Au surplus, nous avons quitté comme lui le domaine proprement dit de la critique pour entrer dans celui de l’enseignement direct, et pour en revenir au problème qui fait l’intérêt proprement dit du Livre de Job, il faut reconnaître avec M. Renan que si la douleur est devenue plus facile à supporter dans beaucoup de cas, elle n’est pas encore expliquée. « Le peu qui se révèle à l’homme du plan de l’univers se réduit à quelques courbes et à quelques nervures, dont on ne voit pas bien la loi fondamentale et qui vont se réunir à la hauteur de l’infini. » Ceci est parfaitement

  1. Et ses chers enfans perdus, ont-ils été réellement remplacés par leurs successeurs ? dirait le sentiment moderne. Dans la facilité même avec laquelle l’auteur du poème accepte cette compensation que Dieu accorde à son héros, nous trouvons une preuve nouvelle du peu d’importance que l’ancien Sémite attachait à l’individu dès que la famille ou la tribu n’était plus intéressée à sa conservation.