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Le vieux mendiant allait commencer une sorte de prédication ou plutôt de lamentation religieuse. Le père Salomon l’interrompit pour lui demander les nouvelles du pays, et Lazare s’exécuta de bonne grâce. Ces nouvelles étaient, comme on le pense, assez insignifiantes pour la plupart. Petites médisances sur les ministres officians des villages voisins, sur les administrateurs de telle ou telle communauté, sur des fiancés dont quelque inadvertance avait fait avorter le mariage, voilà ce que nous débita Lazare avec une verve joviale qui rachetait la pauvreté du fond. Je remarquai pourtant qu’à propos de je ne sais quelle balourdise qui avait valu à un garçon de Dornach d’être renvoyé par sa belle, il adressa une allusion assez directe au fils aîné du père Salomon. — Ce n’est pas vous, Schémelé, dit-il en lui lançant un regard significatif, qui tireriez un pareil bouc (commettriez une pareille bévue). Votre langue à vous est bien pendue, et sans vous flatter, vous avez ce qu’il faut pour plaire aux belles de nos villages. Aussi, sur mon âme, j’en connais plus d’une… Laissez faire Ephraïm Schwab. — Et regardant malicieusement tous les assistans : — J’ai un petit oiseau, ajouta-t-il, qui me dit bien des choses ! Du reste, c’est un beau brin de fille que la petite Débora… Et le vieux Nadel est fort à son aise… Certainement de toutes les familles de Hegenheim…

— Assez bavardé comme cela ! interrompit ici le maître de la maison d’un ton moitié sérieux, moitié plaisant. Si on se laissait aller à toutes vos histoires, on pourrait oublier d’achever le séder.

Tout le monde avait repris son attitude première. On replaça sur la table le plat contenant les trois maisès enveloppés dans des serviettes ainsi que les différens objets symboliques. Fidèle à un antique usage, le père Salomon retira d’entre les coussins de son fauteuil, et recouvert d’une serviette, un demi-azyme qu’il y avait placé pendant la cérémonie. Cet azyme rompu en deux doit figurer le passage de la Mer-Rouge. Il en donna un morceau à chacun des convives. On récita ensuite la prière qu’on a l’habitude de dire à la fin de chaque repas, puis commença le troisième et dernier acte du séder.

— Schémelé, dit le père au fils aîné, tu peux maintenant ouvrir la porte.

Le jeune homme quitta sa place, ouvrit largement la porte de la salle à manger donnant sur le corridor, et aussitôt il s’écarta comme pour laisser passer un important personnage. Le silence pendant ce temps était profond. Quelques instans après, la porte fut refermée. Quelqu’un était certainement entré, mais invisible. C’était le prophète Élie. Il allait maintenant tremper ses lèvres dans la coupe qui lui était exclusivement destinée et sanctifier la maison par sa présence.