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calme et satisfait de sa force toute nue et de la précision rigoureuse de ses contours. Mais avril vient, un mouvement, une excitation se produisent à l’intérieur du géant ; les bourgeons commencent à murmurer dans leur prison, la sève s’élance et promène de branche eh branche la chaleur et la vie, et, sans que le vieil orme en sache rien, une nouvelle création se prépare. De même, depuis que l’excellent homme vivait sous le toit de mistress Scudder, et avait la charmante Mary pour disciple, une vie plus riche semblait avoir coloré ses pensées ; son esprit semblait trouver dans le travail des jouissances qu’il n’avait jamais ressenties auparavant.

« L’amour chez un grand esprit a quelque chose d’effrayant à son début, parce qu’il a souvent pour effet de mettre en jeu une portion non encore développée d’un être puissant. Aux yeux des indifférens, la femme peut ne pas valoir l’impression qu’elle produit ; mais l’homme ne saurait l’oublier, parce qu’avec son apparition il s’est opéré en lui un changement qui l’a transformé pour toujours. Ainsi arrivait-il à notre ami. C’était une femme qui devait faire naître en lui cette conscience de lui-même que la musique, la peinture, la poésie éveillent chez les esprits plus également développés : c’était la silencieuse aspiration de cette présence créatrice qui était en train de renouveler tout son être, sans qu’il s’en doutât seulement.

« Il ne s’était jamais demandé, ce cœur d’or, si Mary était belle ou non ; il n’avait pas conscience de l’avoir jamais regardée ; encore moins savait-il comment il se faisait que les vérités de sa théologie prenaient dans cette petite bouche une merveilleuse beauté qu’il ne leur avait point connue. Quand elle était assise à son côté, mettant silencieusement au net pour l’impression quelqu’un de ses manuscrits embrouillés, il ne devinait pas pourquoi tout son cabinet de travail était rempli d’un parfum divin, comme si, semblable à sainte Dorothée, Mary eût porté invisibles dans son sein toutes les roses du paradis. Il enregistrait honnêtement dans son journal quelle merveilleuse netteté d’esprit le Seigneur lui avait donnée ce jour-là, et combien il lui avait semblé s’élever au-dessus de la terre dans ses entretiens avec le ciel : il ne lui arrivait pas une seule fois de songer à l’ange qui avait apporté cette bénédiction à son travail.

« Le dimanche, quand il voyait la bonne mistress Jones s’endormir à son sermon, et la tête du diacre Twitchell osciller à gauche et à droite, et mistress Twitchell distribuer des gâteaux à ses enfans pour les tenir éveillés, il portait ses regards sur le premier banc, où un visage jeune et sérieux, animé par l’affection et brillant d’intelligence, suivait toutes ses paroles, et il se sentait transporté et encouragé. Le dimanche matin, quand Mary sortait de sa petite chambre, en robe blanche, son psautier et son livre d’hymnes à la main, ses grands yeux encore émus de la prière à peine terminée, il songeait à cette belle et mystique fiancée, l’épouse de l’Agneau, dont l’union avec le divin Redempteur au jour du millenium était le sujet fréquent et favori de ses méditations ; il ne s’apercevait pas que cette fiancée céleste, dans ses beaux ajustemens d’une éblouissante blancheur, et voilée d’humilité et de douceur, revêtait dans son esprit les traits terrestres qu’il avait sous les yeux. Non, il n’y avait jamais songé ; seulement, quand Mary avait passé près de lui, cette mystique vision lui paraissait plus radieuse et plus facile à comprendre. »