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chose à ces hommes d’une grande énergie physique et morale que je rencontrais sur mon chemin, disséminés par le monde : les uns, des Anglais surtout, gravissant les plus hautes cimes ou traversant les plus affreux déserts, rien que pour éprouver leur activité et constater la puissance de leur résolution ; les autres, des savans ou des artistes, poursuivant une tâche intellectuelle et travaillant pour le progrès du genre humain. Moi je n’avais eu qu’un problème à résoudre, celui de vivre sans lâcheté après avoir reçu un coup mortel, et ce n’avait pas été peu de chose. Plus d’un à ma place eût donné son âme à Satan, c’est-à-dire à la haine des hommes, au mépris des plus saintes lois du cœur. Je n’étais devenu ni méchant, ni injuste, ni envieux, ni cruel. Affligé d’un caractère un peu méfiant et hautain, je m’étais adouci et contenu sans m’avachir et sans m’annuler. Enfin ma bonne conscience m’avait rendu le sommeil et l’appétit. Les grandes misères et les sérieuses aventures m’avaient même donné une sorte de gaieté extérieure et de sociabilité sympathique, comme il arrive toujours quand un instant de bien-être et de repos chèrement acheté vous fait sentir le prix de tout ce que l’opulence et la sécurité méconnaissent. Je n’étais pas heureux, mais je savais en quoi consiste le vrai bonheur, et je pouvais dire, la main sur ma poitrine, que si je ne l’avais pas trouvé, ce n’était pas ma faute.

Voilà pourquoi, silencieux sur mon propre compte, mais non satisfait, détestant toujours ma destinée, mais sans amertume contre celle des autres, je me lassai de la vie errante à l’époque où elle devient une passion pour ceux qui en ont traversé les premières épreuves. J’en vins à me dire que je pouvais, sans oublier Love, ce qui ne me paraissait pas admissible, apporter encore une intimité supportable et un loyal attachement dans le mariage. J’en vins à rêver une famille, des enfans à élever, des amis à retrouver, et mon rocher d’Auvergne, qui me semblait si petit à travers de si grands espaces à franchir, m’apparut comme un phare qui me rappelait obstinément. J’avais accompli ma tâche, j’avais subi mon martyre, et s’il m’était interdit de vivre sous l’étoile du bonheur, du moins j’avais le droit de revenir pleurer tout bas dans mon berceau.

J’arrivai en France au printemps, et ce n’est pas un rêve que de croire à l’air natal. Malgré la rigueur relative de la région où je rentrais en venant des tropiques, je respirai à pleins poumons, avec délices, le froid humide des plateaux qui servent de base à nos montagnes. Les grands tapis de renoncules jaunes et de narcisses blancs à cœur d’or qui jonchent les hauteurs étaient noyés dans la brume, et je ne pus saluer que par rares éclaircies les dentelures de mes horizons.

Je n’avais reçu aucune lettre de France, et je n’avais pas donné