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qu’il me traitait lui-même en appelant ses maîtres pour me chasser.

Je n’eus pas le courage de vouloir entrer avant de savoir par qui le château était habité. Je revins sur mes pas. Je me glissai dans l’écurie, espérant y trouver quelque domestique ; mais il n’y avait là que deux bêtes : un mulet pour le service de la ferme ou du moulin, et un vieux cheval décharné que je ne reconnus pas ; il me reconnut, lui, car il se mit à hennir et à s’agiter en tournant vers moi ses yeux éteints. C’était mon bon cheval d’autrefois, celui qui m’avait porté si rapidement à Bellevue, et qui depuis avait tant marché au hasard dans nos chemins étroits et dans nos vastes plaines pour promener mes ennuis et mes anxiétés.

Je le caressai en l’appelant par son nom. Il me reconnaissait par le sens mystérieux accordé aux animaux, car il était devenu aveugle. Il mangeait peu, car il était maigre à faire pitié ; mais on ne l’avait pas mis au moulin. Son poil touffu et rude ne portait aucune trace de travail. On l’avait donc gardé et nourri tant bien que mal par respect ou par amour pour ma mémoire. Je pris confiance, et je retournai à la porte de la maison, que je trouvai grande ouverte. L’unique gardienne du vieux manoir était sortie pendant que j’étais dans l’écurie, sortie pour quelques instans avec son chien, et je pus pénétrer seul dans la cuisine, où tout annonçait l’existence d’une servante économe et solitaire. Je regardai un vieux métier à dentelle, monté en corne transparente, avec des images de saints en ornemens. Je le reconnus. C’était le métier de la vieille Catherine, la servante de ma mère. J’avais étudié mes lettres, en apprenant à lire, sur les devises de ces images. Catherine était donc toujours là, travaillant avec le même instrument. Il n’y avait de nouveau dans la maison que le petit chien.

Toutes les portes de l’intérieur étaient fermées ; mais je savais dans quel tiroir du vieux bahut Catherine mettait ses clés quand nous sortions ensemble. Celles des appartemens déserts devaient s’y trouver aussi. Je les y trouvai en effet, et j’entrai dans la salle à manger, dans le salon, dans la chambre d’honneur. Tout était propre autant que possible, tout était rangé comme autrefois. Il y avait sur une pelote, au chevet du lit, des épingles à tête de verre que ma mère y avait mises. Son fauteuil n’avait pas quitté le coin de la cheminée. Une grande lettre bordée de noir était fichée dans le cadre de la glace. C’était une invitation à l’enterrement de la pauvre défunte ; cette lettre qui s’était trouvée de reste, et qui ne portait aucune adresse, me remettait sous les yeux la date et l’heure de la mort. Je fis le tour des parois. Les peintures n’avaient rien perdu de leur éclat désagréable. Le Pantalon avait l’air de me saluer, et la sirène de me présenter son miroir.