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qu’il n’a pas vu et ce que je n’invente pas, moi, c’est qu’à partir de ce moment-là miss Love, que j’avais surprise quelquefois rêveuse et presque mélancolique, est redevenue gaie comme elle l’était avant de vous connaître, plus gaie même, plus vivante, plus active, et d’une sérénité admirable. C’est qu’elle a pris son parti de rester fille, et qu’elle a vu là le seul genre de vie qui pût lui permettre de se consacrer exclusivement aux siens. Elle s’est expliquée avec moi là-dessus bien des fois depuis trois ans, et tout dernièrement encore elle me disait : — Ne me parlez plus de mariage. Je ne veux plus que vous me nommiez seulement les gens. Je suis très heureuse, et à présent je sais qu’il serait trop tard pour essayer de changer les conditions de mon bonheur. Je suis devenue de plus en plus nécessaire à mon père, et même je vous avouerai que je me suis prise d’amour aussi pour ces études qui autrefois n’étaient pour moi qu’un devoir. Je ne me sens donc plus propre à vivre dans le monde. La sécurité, la possession du temps sont une nécessité de notre intérieur et de nos travaux.

« Voilà ce qu’elle dit et ce qu’elle pense, car elle est devenue presque aussi savante que son père, et je la soupçonne fort d’écrire sous son nom. Elle est toujours aussi modeste et cache même son savoir ; mais ce n’est point par coquetterie, par crainte d’effaroucher les amoureux, puisqu’elle n’en veut pas entendre parler : c’est tout bonnement pour ne pas donner trop d’émulation au jeune frère, lequel est porté à la jalousie en toutes choses, et qui ne permettrait pas à sa sœur d’aller plus vite que lui, s’il savait qu’en effet elle l’a beaucoup devancé. On ménage toujours la santé de ce garçon, qui ne sera jamais un Méléagre, encore moins un Hercule, mais qui vivotera dans les livres, et qui s’y ruinera comme son père, dès qu’il sera libre de le faire.

« À ce propos, je dois vous dire qu’il va bien, le papa Butler, et qu’il eût vendu Bellevue à grand’perte, si je n’eusse pris en main les intérêts des enfans. Heureusement Bellevue reste franc d’hypothèques, et le digne homme ne se décidera jamais à transporter et à déranger des collections aussi bien étiquetées que celles qui remplissent son manoir. Il m’a donc laissé libre de faire porter le budget de ses pertes sur d’autres valeurs. Celle-là, je la conserve pour Love, jusqu’au jour où M. Butler n’ayant plus rien à lui, elle se ruinera pour lui faire plaisir. À cela je ne peux rien, et je me résigne d’avance. Je sais que nous reculons peut-être pour mieux sauter ; mais quelquefois en reculant on sauve tout. M. Butler peut mourir à temps : ce serait bien dommage, il est impossible de ne pas aimer cet homme-là ; mais si sa fille doit le pleurer, je serais content qu’il lui restât au moins de quoi vivre.