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nouissaient le long du ruisseau. Les croupes de ces collines, qui plongeaient dans le parc, étaient revêtues d’un manteau de feuillage varié, où le pâle bouleau frissonnait comme un nuage à côté du hêtre élégant et du sapin ferme et grandiose. C’était comme un tapis nuancé où l’œil ne s’arrêtait sur aucun contraste et nageait dans une suave harmonie de couleurs et de formes. Et je ne sais pourquoi cette grâce, cette harmonie, ce vague délicieux de la nature me représentaient Love dans sa première fleur de jeunesse, d’innocence et de touchante séduction ; mais, en levant les yeux plus haut, je voyais la triple enceinte des monts se hérisser de roches orgueilleuses qui perçaient à travers les forêts, et je me disais : C’est ainsi qu’en elle la grâce et les parfums couvraient un cœur de pierre inaccessible.

XVII.

Il faut croire que ce fatal amour était en moi comme la source même de mon existence, car, en dépit de tous les avertissemens de M. Louandre et de toutes mes déceptions, je le sentis se raviver avec une énergie foudroyante. En vain j’amoncelais contre lui les raisonnemens et les preuves, en vain je me disais que Love avait dû perdre l’attrait de sa personne ; je me retrouvais là aussi ému, aussi ardent que si toutes les choses du passé dataient de la veille. Je revoyais l’endroit où son père m’avait envoyé lui parler le jour de notre première entrevue, et le cœur me battait comme si j’allais la voir paraître au fond du vallon, montée sur son poney noir, et la plume de son chapeau au vent. Et puis je m’arrêtais sous un massif de sapins. C’est ici qu’elle était assise tandis que son frère cueillait de la mousse sur les arbres ; c’est là qu’elle folâtrait avec lui comme un jeune chat, et qu’elle oubliait un livre latin qu’elle savait déjà lire, hélas ! mélange bizarre d’enfance pétulante et de précoce maturité ! C’est là-bas qu’un autre jour je la surpris lançant des barques de papier sur le courant du ruisseau pour amuser ce frère ingrat et despote qui lui a défendu d’aimer !

Tout à coup, en me reportant aux détails que M. Louandre m’avait donnés la veille, je fus pris d’une grande tristesse. Je me représentai l’avenir de cette pauvre Love, la fortune de son père et la sienne dissipées rapidement, Bellevue mis en vente en dépit des efforts du fidèle notaire, et la famille exilée de ce paradis terrestre où, depuis cinq ans, elle vivait heureuse au milieu des richesses intellectuelles péniblement amassées et conservées avec amour. Il y avait déjà dans le parc un certain air d’abandon qui sentait la gêne et qui n’était pas dans le caractère et dans les habitudes de Love.