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XX.

Comme mes voyageurs (c’est ainsi que je pouvais les appeler, de ce ton de propriétaire qui est particulier aux guides)connaissaient le pays, ils n’étaient pas pressés de refaire les promenades classiques, et ils allaient en naturalistes, étudiant les détails, cherchant à explorer des parties qui ne leur étaient pas familières et qui n’étaient guère explorables. Cependant, quand nous fûmes arrivés sur les hauts plateaux, tout danger cessa, et je pus abandonner mon jeune maître à lui-même.

Ces plateaux, souvent soutenus par des colonnades de basalte comme celles de mon vallon natal de La Roche, sont beaucoup plus élevés et plus poétiques. Ce sont les véritables sanctuaires de la vie pastorale. Le gazon inculte qui revêt ces régions fraîches s’accumule en croûtes profondes, sur lesquelles chaque printemps fait fleurir un herbage nouveau. Les troupeaux vivent là quatre mois de l’année en plein air. Leurs gardiens s’installent dans des chalets qu’on appelle burons (et burots), parce qu’on y fait le beurre. On marche sans danger, mais non sans fatigue, dans ces pâturages gras et mous, sous lesquels chuchotent au printemps des ruisselets perdus dans la tourbe. Là où règne cette herbe luxuriante et semée de fleurs, mais dont le sous-sol n’est qu’un amas de détritus inféconds, il ne pousse pas un arbre, pas un arbuste. Ces énormes étendues sans abri, mais largement ondulées, quelquefois jetées en pente douce jusqu’au sommet des grandes montagnes, d’autres fois enfermées, comme des cirques irréguliers, dans une chaîne de cimes nues, ont un caractère particulier de mélancolie rêveuse. La présence des troupeaux n’ôte rien à leur grand air de solitude, et le bruit monotone de la lente mastication des ruminans semble faire partie du silence qui les enveloppe.

Love se jeta sur l’herbe auprès d’une troupe de vaches qui vinrent flairer ses vêtemens et lécher ses mains pour avoir du sel. Ces belles bêtes étaient fort douces ; mais je vis Love de si près entourée par leurs cornes, qu’il me fut permis de m’approcher d’elle pour la débarrasser au besoin de trop de familiarité. Je me tins cependant de manière à éviter son attention, redoutant toujours le premier regard qu’elle attacherait sur moi, et voulant éprouver d’abord l’effet de ma voix. Me sentant là, elle m’adressa plusieurs questions sur les habitudes de la prairie, les mœurs des chalets, et même elle me demanda si j’avais été gardeur de troupeaux dans mon enfance. Je n’hésitai pas à répondre oui, et comme je pouvais parler ex professo de ces choses qui diffèrent pourtant de celles de ma localité, mais que j’avais eu le loisir d’étudier là en d’autres temps, mes réponses parurent naturelles. Ma voix ne disait plus rien au cœur de Love.