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mille âmes, est une des plus bigarrées du monde entier. Les quais, les grands magasins, les quartiers populeux présentent dès l’aube un spectacle tout particulier de variété et d’animation. Là se mêlent et se pressent Arabes, Persans, Bengalis, Chinois, marchands de Mascate et de Bombay, de Tranquebar, de Pondichéry, de Madras, de Calcutta, de Canton, de Singapore, acheteurs et vendeurs anglais et français, miliciens anglais, policemen vêtus comme ceux de Londres, à l’exception d’une coiffe blanche qui protège leur tête contre les ardeurs du soleil, agens de la police indienne en turbans, en robes blanches serrées par des ceintures bleues. Des colporteurs arabes et indiens, des créoles noirs et jaunes portant sur leur tête de grandes corbeilles, des Chinois avec leurs marchandises, fruits, légumes et gibier, suspendues à une longue perche et se balançant en équilibre sur leurs épaules, sollicitent les acheteurs par des cris où toutes les intonations, tous les vocabulaires sont représentés, mais où cependant le français domine, car les créoles en ont retenu l’usage et l’ont transmis à beaucoup de nouveau-venus. C’est ainsi que sur les boutiques, où ils débitent toute sorte de menues marchandises, la plupart d’entre eux ont placé des enseignes françaises, qui à la vérité ne sont pas toujours d’un style irréprochable, et où le mot petit, affectionné des noirs, revient fréquemment : Au Petit Fashionable, au Petit Cosmopolite. Au-dessus de la porte d’un marchand de tabac, on lit au Petit Elégance ; un ferblantier, dont la boutique n’a pas six pieds carrés, a écrit à la fois sur la porte et sur la fenêtre au Petit Espoir, un marchand de confections, au Temple des Douces ; d’autres, à Bon Diable, à Pauvre Diable ; un mercier, à la Grâce de Dieu, et un parfumeur à la sainte Famille. Les noms des domestiques de couleur ne sont pas non plus sans une certaine originalité : ils s’appellent Aristide, Amédée, Adonis, Polydore, et les femmes Cécile ou Uranie. Paul et Virginie sont aussi des noms très répandus, car la touchante fiction de Bernardin de Saint-Pierre est devenue à l’Ile-de-France une vivante réalité. Dans le nord de l’île, au-delà du piton de la Découverte et du quartier des Pamplemousses, où est aujourd’hui planté un jardin qui est peut-être le plus riche et le plus beau du monde entier, dans lequel les arbustes et les fleurs de l’Afrique, de la Chine, de l’Inde, de l’archipel asiatique, de l’Australie, de l’Amérique du Sud, viennent également bien et charment à la fois le regard, une longue allée de palmiers et de lataniers mène au rivage où la tradition veut que Virginie soit revenue mourir. Au large se montrent l’île d’Ambre et la passe du Saint-Géran. Une anse du rivage s’appelle la baie des Tombes, parce que c’est là, dit-on, que les deux amans furent ensevelis, et dans un petit jardin, sur le bord d’un ruisseau, sous un groupe de bambous