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témoignages de l’une ou de l’autre origine. Au milieu de ce conflit d’opinions, il en est une qu’on n’a peut-être pas assez interrogée : c’est l’opinion de la mer elle-même. En d’autres termes, il y a un certain nombre de faits hydrauliques dont on n’a point assez tenu compte, et qu’il convient de rappeler ici, au risque d’aborder un terrain un peu spécial. Ces faits serviront à jeter quelque lumière dans le débat.

Le domaine des marées se divise à Quillebeuf en deux parties, dont chacune est le théâtre de phénomènes hydrauliques distincts. En amont, les eaux sont contenues dans un canal de largeur modérée, à bords naturellement fixes ou susceptibles de le devenir, et où la prédominance des eaux douces sur les eaux salées avance ou recule suivant l’élévation des crues de la Seine et la force des oscillations de l’Océan. Dans ce trajet, les hautes collines dont la verdure embellit et ferme l’horizon laissent à peine soupçonner au voyageur le voisinage de la mer. À Quillebeuf, l’aspect change : la Seine débouche au fond d’un golfe où, suivant l’heure de la marée, elle disparaît dans les eaux salées, où s’épanche en maigres filets au travers de vastes grèves. Lorsque, du haut des coteaux d’Ingouville ou du cap vénéré de Notre-Dame-de-Grâce, le regard suit dans ce golfe intérieur la décroissance des eaux, l’esprit ne peut se défendre d’une vague inquiétude. D’abord imperceptibles, de chauves îlots se montrent successivement, à peine signalés au sein de la plaine liquide par des vols d’oiseaux de mer qui se hâtent d’en prendre possession ; ils s’élargissent lentement, puis se joignent, et finissent par former un long désert jaunâtre, où la mer ne laisse pour témoignages de son empire que des navires ou des bateaux pêcheurs échoués de place en place. Faut-il voir dans cette retraite des eaux, dans cette apparition des terres, une image fugitive d’un travail de la nature qui, commencé depuis des milliers d’années, se poursuit sous nos yeux et continuera pendant d’autres milliers d’années ? Faut-il prévoir l’époque où ce bassin sera comblé par les dépôts qui s’y forment ? Sans porter si loin sa pensée, il est impossible de méconnaître que les variations de fond et les accumulations d’atterrissemens dont l’embouchure de la Seine est le théâtre posent devant nous les problèmes les plus redoutables pour la navigation.

Ce golfe intérieur, qui depuis cent cinquante ans a été le sujet de tant de savantes observations, n’a pas toujours été rigoureusement mesuré, et les erreurs répandues à ce sujet contribueraient à donner de fausses notions sur les conséquences des phénomènes qui s’y manifestent. Des travaux récens ont fait raison de ces erreurs, et en nombres ronds la distance de Quillebeuf au Havre est de 30 kilomètres ;