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quelquefois à sa naissance, et qu’il garde toute la vie : ces infirmités de nature, si l’on peut ainsi parler, deviennent une incommodité permanente, dont l’influence peut à la longue agir, et très efficacement, sur le caractère, peut-être aussi sur les idées qu’élabore le cerveau. Cette thèse a été soutenue par un célèbre chirurgien de notre temps, esprit ingénieux et original qui recherchait le paradoxe et s’y complaisait. Le docteur Lallemand, procédant à sa manière, a prétendu sonder le caractère et le génie de Rousseau, comme aurait pu le faire un anatomiste devenu philosophe, par la considération des organes malades. Sans doute il faut tenir grand compte de l’état de l’organisation, qui était vicieuse chez Jean-Jacques ; mais il y avait en lui d’autres vices de nature et d’éducation qui aident à expliquer la conduite et les facultés de cet homme extraordinaire et incomplet. Son infirmité naturelle s’aggrava par suite d’une vie errante et tourmentée, par ses imprudences et surtout son entêtement. Rousseau, qui voulait la médecine sans le médecin, se traitait à sa fantaisie ; dans ses courses vagabondes, il avait appris un peu de tout, on le voit bien dans ses écrits, et la connaissance que la passion de la botanique lui avait donnée de quelques simples lui semblait suffisante pour tous les cas. Il était de ceux qui s’imaginent que toutes les ressources de l’art sont dans le tempérament et dans l’hygiène, et il faisait selon le vœu de Tibère, qui voulait qu’à trente ans on se passât de médecin, chose possible, si à partir de cet âge on devait compter sans la maladie. Rousseau, ne pouvant se délivrer de ses souffrances, s’en vengea par des déclamations. Il s’emportait contre les médecins, et prétendait régenter la médecine. À ce sujet, on trouve dans ses Confessions un fait intéressant. Il raconte qu’un enfant d’une de ces grandes maisons qu’il fréquentait malgré sa fière misanthropie tomba malade ; les conseils qu’il donna ne furent pas suivis, et l’enfant mourut d’inanition, tué par son médecin. Ce médecin était Bordeu, qui savait pourtant son métier et l’exerçait avec gloire, sans avoir eu la bonne fortune de plaire toujours aux philosophes non plus qu’aux chimistes ; mais ici nous rencontrons un nouvel ordre de faits, les luttes qu’a dû soutenir la médecine contre les prétentions des autres sciences, de la chimie surtout.

L’adversaire le plus ardent de Bordeu était Rouelle, si célèbre au XVIIIe siècle par ses connaissances étendues et par l’habileté de ses démonstrations. Rouelle était pharmacien et grand partisan des drogues : pour lui, le corps était une cornue ou un creuset, et il croyait de bonne foi qu’on pouvait opérer sur lui par les réactifs et obtenir des combinaisons prévues et des résultats certains. Aussi ne pardonna-t-il pas à Bordeu d’avoir traité son frère malade et de l’avoir