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de Halifax. De lui viendraient les deux Kean, s’il fallait, comme le premier, accepter sur parole l’assertion d’une femme qui le revendiqua pour fils, et dont, en cette qualité, il soutint la vieillesse misérable[1]. Une autre tradition, qui n’est pas plus improbable que la première, attribue à l’un des derniers ducs de Newcastle la naissance du grand tragédien, fruit de ses relations passagères avec une actrice en sous-ordre, miss Tidswell. Membre du comité de Drury-Lane et questionné à brûle-pourpoint sur ce sujet délicat par un de ses nobles collègues (l’honorable Douglas Kinnaird), le duc se tira d’affaire par une réponse évasive et polie : « Voilà, dit-il, la première fois que j’entends parler de ceci ; mais je serais très fier d’avoir donné le jour à un homme aussi remarquable. »

Ce n’était peut-être pas exactement là ce qu’eût répliqué sa grâce quelques années plus tôt, si on eût voulu, de façon ou d’autre, l’affilier à un misérable cabotin qui traînait de ville en ville une famille en haillons. Cinq années entières, à partir de 1808, une misère laborieuse resta le lot d’Edmund Kean. Howard, l’aîné de ses deux fils et le plus aimé, traversa une bien courte existence sous l’influence funeste de ce vagabondage sans trêve qui semblait lui promettre un si rude avenir. Né à Swansea en 1809, il mourut à Dorchester en 1813. Le deuil de cet enfant était encore dans le cœur de son père, — nous le verrons bientôt, — lorsque brilla devant ses yeux le premier sourire de la fortune. Il avait rencontré à Harrow le docteur Drury, qui, démêlant et devinant à quelques scintillemens épars la valeur de ce diamant encore brut, le recommanda au directeur du théâtre qui, singulier hasard, porte le même nom que ce dilettante bien avéré[2]. Un misérable engagement lui fût ainsi accordé ; mais le chiffre du salaire stipulé lui importait assez peu. « Qu’ils me mettent une fois devant la rampe du vieux Drury, disait-il, et je leur montrerai ce que je vaux. »

Le « vieux Drury » n’était point alors, tant s’en faut, en veine de prospérité. Les bons comédiens, les actrices charmantes ne lui manquaient pas cependant. Il avait Elliston, l’élégant successeur de Garrick ; il avait Bannister, le matelot comique par excellence, Wallack, que nous avons vu disputer à Macready les suffrages parisiens ;

  1. Le marquis de Halifax laissa un fils naturel, Henry Carey, qui a sa place dans les annales du théâtre anglais comme auteur de quelques drames très populaires et de vers libres que bien des gens savent encore par cœur. Henry Carey, qui se suicida en 1743, laissa, lui aussi, un fils, George Savile Carey, dont la fille, Anna Carey, est justement la personne à qui nous venons de faire allusion. Si elle n’inventa point, dans des vues intéressées, l’histoire à laquelle, par orgueil peut-être, Kean voulut ajouter foi, il était donc l’arrière-petit-fils du marquis de Halifax.
  2. Drury-Lane. Nous ne savons si le hasard seul a produit cette remarquable coïncidence entre le nom du protecteur de Kean et celui de ce théâtre.