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des applaudissemens gantés, de la sanction aristocratique, personne moins que lui n’avait cure. « Eh ! lui demandait un soir sa femme, beaucoup plus entichée de noblesse, quelle mine faisait lord Essex ? — Au diable lord Essex !… s’écria Kean ; je vous répète que j’ai enlevé le parterre[1]… » Pour John Kemble, dans un jour d’inspiration malheureuse, il voulut entrer en lutte avec son jeune rival, et commit sa grande réputation dans l’arène où celui-ci semblait le défier. Le vieil athlète, dont un asthme gênait le débit, forcément solennel et semé de pauses nombreuses, se trouva tout à coup devant un public métamorphosé, fait à d’autres allures et tant soit peu méprisant. Aussi n’insista-t-il guère, et après quelques représentations infructueuses du drame que son rival venait de rajeunir avec tant de succès, il se déclara vaincu. Sa retraite suivit d’assez près cette épreuve, qu’il eût pu aisément s’épargner[2].

Pendant trois ou quatre ans et jusqu’en 1817, Kean fut complètement absorbé dans le laborieux enfantement de cette gloire qu’il avait conquise de haute lutte, mais qu’il fallait asseoir sur des bases durables. Elle lui était chaque jour contestée, et nous en trouvions naguère une preuve irrécusable dans l’Edinburgh Review (1818), où il est dit, en termes passablement outrageux, que « comparer Kean à Garrick équivaut, comme lourde bévue (vile blunder), à mettre Fuseli en parallèle avec le Corrège. » Mais, si la critique écossaise le prenait de si haut, le public de Londres n’en était pas moins fasciné ; les Kemble n’en étaient pas moins vaincus ; Drury-Lane, enrichi, n’en prenait pas moins sa revanche sur Covent-Garden, où Macready venait à peine d’entrer[3], et où ses débuts restèrent comme étouffés jusqu’en 1820. Tout en savourant la joie que lui donnaient de si éclatans triomphes, Kean demeurait à peu près régulier dans ses habitudes. Tout au plus, çà et là, quelques dérangemens passagers, tout au plus quelqu’une de ces cavalcades nocturnes,

  1. Ici l’énergie de l’idiome anglais déconcerte la traduction : « Well, what did lord Essex think of it ?… — Damn lord Essex !… the pit rose at me. » C’était après la première apparition de Kean dans le rôle de sir Giles Overreach (A New Way to pay Old Debts, de Massinger). Plusieurs dames s’étaient trouvées mal à la dernière scène de cette comédie-drame, et on avait emporté du théâtre lord Byron lui-même, saisi d’un accès nerveux.
  2. « Kemble, disait Byron, est le plus surnaturel des acteurs que j’aie pu entendre, Cooke est le plus naturel, Kean est entre les deux. Mistress Siddons les dépasse tous. » De bons critiques ont appliqué à Kemble ce que le cardinal de Retz disait du marquis de Montrose : « C’est le seul homme de mon temps qui m’ait rappelé les héros de Plutarque. »
  3. Macready parut pour la première fois à Covent-Garden le 20 septembre 1816, dans le rôle d’Oreste (the Distressed Mother), faible imitation de notre Andromaque, par Ambrose Philipps. Son talent ne fut tout à fait reconnu qu’en 1820, lorsqu’il eut créé le rôle de Virginius, dans la tragédie de Sheridan Knowles.