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chieftain. On prit ce malheureux prisonnier pour le héros de la soirée, et il fut accueilli, lui aussi, par un infernal tapage de hourras, un vrai tonnerre d’enthousiasme, tel qu’un parterre anglais peut seul le produire. La bévue était à peine constatée, et le désordre durait encore quand le jeune Norval, le vrai cette fois, se montra, tout ému, tout tremblant, pouvant à peine articuler les premiers vers de son rôle. Remis peu à peu, écouté avec sympathie, soutenu par des bravos que personne ne songeait à lui ménager, il arriva sans encombre à la fin de sa tâche, et fut charitablement rappelé à grands cris par ce public paternel qui l’applaudissait, comme le marquis Mascarille, « devant que les chandelles fussent allumées. » Mais s’il put un instant croire à son succès, sa désillusion n’en fut que plus rude lorsque le lendemain sa mère et lui se jetèrent sur les journaux où ils devaient trouver le compte-rendu de cette bruyante représentation. « Son avenir et celui de sa mère, leur pain de chaque jour, le toit qui couvrait encore leur tête, l’espérance qui les soutenait, tout était dans la balance, tout dépendait de l’arrêt que la presse, juge suprême, allait porter… » — Ainsi parle, et sans la moindre exagération, le biographe de Charles Kean ; puis il ajoute, en deux mots : « La condamnation était prononcée à l’unanimité[1] ».

N’omettons pas ici un détail intime et qui parle au cœur. À la fin de la première répétition habillée, le jeune tragédien, fier de son beau costume, brûlait de s’aller montrer à sa mère. M. Price, qui finit par deviner ce désir enfantin, y donna aussitôt son consentement. Charles cependant ne bougeait pas de la salle, qu’il parcourait avec une inquiétude évidente. En le questionnant de plus près, le directeur, étonné de cette conduite, apprit non sans peine que son jeune pensionnaire n’avait pas sur lui de quoi payer le fiacre indispensable à la petite escapade qu’il préméditait. Cet aveu fait à voix basse, et non sans rougir, mit fin, comme on pense, aux embarras de la situation. Price paya la voiture, et le « jeune Norval » s’alla jeter dans les bras de sa mère.

  1. Voyez au surplus, dans le livre même de M. Cole, une lettre curieuse adressée à Edmund Kean par un de ses amis, témoin oculaire des débuts de son fils : « La voix de Charles est celle d’un enfant, sa tournure est celle d’un jeune homme de dix-huit ans habitué à la bonne compagnie… Ses gestes sont mieux qu’on ne devrait l’attendre d’un novice : il ne manque pas de grâce dans certains, momens. Il copie de son mieux vos poses. Les deux passages qui lui ont valu le plus d’applaudissemens sont ceux où il a le mieux imité votre son de voix et votre style ; mais sa sortie au quatrième acte sur ces mots :
    Then, let yon false Glenalvon beware of me !
    frisait les dernières limites du grotesque, » etc.