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Market[1], qui, à la fin de 1829, voulait l’enrôler. L’épreuve cette fois risquait d’être décisive, et le bon sens précoce du jeune tragédien lui disait qu’il n’était pas temps encore de la risquer. Engagé pour le théâtre anglais de La Haye par un aventurier sans ressources, qui un beau jour faussa compagnie à sa troupe, il se décida finalement, dans les premiers mois de 1830, à tenter fortune en Amérique. C’était une heureuse inspiration. Comme de nos jours, mieux que de nos jours peut-être, les citizens des États-Unis appréciaient, à titre de flatterie délicate, l’arrivée parmi eux des artistes célèbres dans le vieux monde. Le nom de Kean avait pour eux tout son prestige. Ils lui accordaient, outre le souvenir reconnaissant des deux visites qu’il leur avait faites, ce « respect des choses lointaines, » déjà connu et défini par le poète latin. Charles, si maltraité par les journaux de Londres, si lestement protégé par les badauds enthousiastes de la bonne ville de Dublin, fut pris tout à fait au sérieux lorsqu’il parut à New-York (septembre 1830), dans le rôle épineux de Richard III. Pour la première fois, après trois années de vains efforts, il pouvait croire en lui-même, et, tout en mesurant de l’œil la route encore longue dont il marquait ainsi la première étape, s’assurer qu’il pouvait y marcher sans crainte. Il contractait ainsi envers la « terre lointaine, » où il trouvait comme une patrie nouvelle, plus libérale et meilleure que la première, une dette qu’il n’a jamais reniée.

Après deux ans et demi de séjour aux États-Unis (c’est-à-dire dans les premiers mois de 1833), Charles Kean revint à Londres. Nous avons raconté les tristes incidens qui suivirent ce retour. Pendant l’année 1834, il reprit ses habitudes errantes, appelé qu’il était de tous côtés par les directeurs de province, et, chemin faisant, trouva mainte et mainte occasion de grossir la clientèle aristocratique dont l’appui n’a pas été le moindre élément de sa fortune. La duchesse de Saint-Albans (miss Mellon), qui, jeune comme lui, avait laborieusement lutté, elle aussi, et chez qui un subit changement de fortune n’avait détruit aucune des qualités sympathiques auxquelles sans nulle doute elle le devait, fut une de ses premières patronnes. À Dublin, le marquis de Normanby, alors vice-roi d’Irlande, et lord Morpeth (depuis comte de Carlisle), qui aidait lord Normanby à remplir cette haute mission politique, admirent à leur table l’ancien élève d’Eton, devenu un artiste recommandable, en même temps qu’il était resté parfait gentleman. Lord Plunkett, l’ex-chancelier, manquait rarement de se montrer au théâtre lorsque son jeune protégé devait y jouer. Il en était de même à Édimbourg, où

  1. M. Morris.