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courtoise et habile, à la discrétion de Charles Kean, appelé à fixer lui-même les conditions pécuniaires de son engagement ; mais avec son tact habituel, sa juste appréciation de lui-même et des autres, le jeune tragédien n’eut garde d’accepter cette offre si séduisante de prime abord. Il ne voulait déjà plus d’une position subordonnée dans des rangs où il risquait d’être confondu, et connaissait tous les avantages de l’isolement, qui aide si puissamment au relief. Au lieu de suivre Macready dans l’espèce de temple où ce dernier devait rester le grand-prêtre, il préféra élever hardiment autel contre autel. Telle est du moins l’interprétation qui semble la plus naturelle de son engagement à Drury-Lane. Il devait y donner vingt représentations à 50 livres sterling chacune. La première eut lieu le 8 janvier 1838. Charles Kean jouait le rôle d’Hamlet, ce rôle « philosophique, » le triomphe de John Kemble. Il livrait là une grande bataille. Il la gagna très positivement. Les critiques les mieux accrédités, — entre autres M. Nugent, du Times, — se hâtèrent de l’attester, et de revenir loyalement sur les âpres censures dont ils avaient salué, à ses infortunés débuts, le tragédien enfin maître de son art. Et la preuve qu’ils ne mettaient à se désavouer ainsi aucune complaisance, aucune faiblesse, c’est que Charles Kean, après les vingt représentations stipulées, dut en donner vingt-trois autres.

Est-ce à dire qu’il dût prendre au pied de la lettre l’enthousiasme de ses amis, de ses protecteurs, de ces lords et ladies qui, de tous les points de l’Angleterre, lui écrivaient pour saluer son avènement ? Avait-il conquis, comme son père, une de ces renommées sur lesquelles le temps ne peut rien ? Lui-même sans doute ne le croit pas à cette heure, si jamais à cet égard il a pu se faire illusion. Dans ces éloges mêmes qui lui étaient prodigués, si on les relit avec attention, la réserve se fait jour : on la voit transparaître derrière les formules d’une sincère bienveillance, d’une franche et loyale approbation. « Oui, semblent lui dire ces pages amies, oui, vous comprenez, vous sentez, vous rendez même à certains égards les chefs-d’œuvre que vous êtes chargé d’interpréter ; oui, votre diction est élégante, vos traditions sont bonnes, vous savez le métier ; vous êtes irréprochable dans votre tenue, vos attitudes, votre débit. Peut-être nous donnez-vous un Hamlet trop larmoyeur et pas assez méditatif ; peut-être, à force de pauses, et de pauses trop prolongées, diminuez-vous les effets que vous voulez rendre plus saisissans. N’importe. Vous êtes un comédien suffisamment habile, instruit, passionné… Ceci dit, nous n’irons pas au-delà… »

Les critiques dont nous traduisons les jugemens rendus à propos de cette première rencontre avaient grandement raison de parler ainsi, puisque aujourd’hui encore, après vingt et un ans écoulés, pendant lesquels le fils de Kean n’a jamais quitté l’arène, l’arrêt